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Le tâtonnement expérimental processus universel d'apprentissage - De l'acte réussi à l'intelligence (suite)

Dans :  Principes pédagogiques › 
Janvier 1969

Serait-il exact que, par un coup d'audace intellectuelle, Freinet ait pu — dépassant Condillac — trouver des points de similitude scientifiquement démontrés, entre sa psychologie et les créations cybernétiques les plus subtiles et les plus évoluées?

Il apparaît que la notion — essentielle pour Freinet — de l'acte réussi puisse, dans ce domaine, ouvrir des perspectives neuves entre le comportement des mécanismes évolués et le comportement initial des êtres vivants. Nous disons le comportement initial, celui qui est à l'origine des premières manifestations de la vie et que Freinet appelle « comportement mécanisé comme règle de vie. » (7e loi). « Une expérience réussie au cours du tâtonnement crée comme un appel de puissance et tend à se reproduire mécaniquement pour se transformer en règle de vie. »

Le besoin de puissance, dont Freinet fait globalement le moteur fondamental de la vie, doit être considère comme une charge d'énergie obligatoirement entretenue et exaltée par l'organisme, à seule fin de donner à l'individu la sécurité et l’élan indispensables à son cycle vital.

Ainsi il en est de l'énergie indispensable à la durée des robots qui, par l'effet d'une recharge permanente d'énergie lumineuse ou électrique permet le fonctionnement des mécanismes,

« Les premières impuissances, écrit Freinet, sont d'origine physiologiques. Le tout jeune enfant réagit par des moyens exclusivement physiologiques ou physiques. Il n'y a, à l’origine, aucune complication d'ordre psychique ; l’enfant n'élaborera des réactions du second degré que s’il y est contraint par l’impuissance de ses recours physiologiques,

...L'enfant a faim : ce qui veut dire que le corps — on ne sait encore en vertu de quel processus — suscite le besoin de s’alimenter. Il s’agite et fait des mouvements de succion ; ou bien il crie, ce qui paraît être comme le signal d’alarme d’un organisme insatisfait.

Un contact désagréable l'affecte : il agite bras et jambes et pleure.

Une lumière trop vive l’incommode : il cligne des yeux et essaye de tourner la tête.

Qu’un bruit anormal ou trop violent survienne : il sursaute et esquisse les premiers gestes de défense.

Tout cela sans ombre d’un processus quelconque de raisonnement ; la réaction est exclusivement physiologique et physique.

Les animaux inférieurs en sont restés à ce stade de réactions pour ainsi dire mécaniques. Certains anormaux passeront lentement et péniblement au stade suivant et ce temps de réaction pourrait déjà être un indice précieux de la perfection vitale et du potentiel de puissance du mécanisme qui commence à tourner.,.

Quoi qu’il en soit « l'expérience qui n’est en définitive, nous le verrons, qu'une systématisation et une utilisation du tâtonnement, commence. C'est elle qui est à l’origine du psychisme et non le psychisme ou une hypothétique pensée à la base de cette première manifestation dynamique de la vie. »

Et Freinet énonce sa sixième loi, déjà citée, mais que nous reprenons intentionnellement pour bien préciser sa pensée :

« A l’origine, les recours physiques et physiologiques ne sont chargés d'aucun contenu cérébral ou psychique. Ils s’effectuent par tâtonnement, ce tâtonnement n’étant lui-même, à ce stade, qu'une sorte de réaction mécanique entre le milieu et l’individu à la poursuite de la puissance vitale, »

Sans transition intellectuelle, reportons-nous en aux tortues de Grey Walter, à seule fin de trouver les similitudes de comportement entre l'animal mécanisé et l’enfant, par l’effet des feed-back que nous pouvons qualifier de sommaires.

«Elsie — c'est le nom scientifique de la tortue (Electro light Sensitive Internai External) — Elsie va et vient comme une bête. Au bout d'un long cou, une espèce de tête surmonte la haute carapace comme un phare, un promontoire. Et, comme un phare, elle tourne, tourne sans cesse : c'est une cellule photo-électrique qui explore l’environnement à la recherche de la lumière ; ainsi l’antenne d'un animal à vision rudimentaire recherche un contact qui puisse être un repère.

J’enferme Elsie dans un dédale de meubles, Se heurtant ici, reculant, se heurtant là, se cognant encore, elle finit cependant par trouver une sortie. J'ai eu l’impression de voir un insecte qui se bute contre les obstacles avant de découvrir une voie libre.

Mais Elsie semble inquiète. Elle cherche visiblement quelque chose qu'elle ne trouve pas. Moi, je sais quoi : une lumière.

Alors Grey Walter allume une lumière. Passant dans cette direction, la tête qui n'a cessé de pivoter l'a vue... Mais sur le trajet qui mène à la lumière l'expérimentateur, sans pitié, place une boîte. Et c’est le heurt inévitable : Elsie accuse le coup, semble hésiter et... ne reprend pas sa marche vers cette lumière, que pourtant, par-dessus l’obstacle, elle voit toujours. »

Indiscutablement, le robot, comme le bébé, semblent aller dans le sens de la « poussée de la vie » vers le mouvement et par la même voie du tâtonnement qui est exclusivement mécanique. Nous sommes là à un point de rencontre brûlant de la cybernétique, de la physiologie et de la psychologie : des voies multiples se dessinent dans le sens des réflexes de Pavlov, « feed-back » permanents, qui relient l'individu au milieu et démontrent l'unité et l’intégralité de l’organisme.

De cette constatation, Freinet tire immédiatement des conséquences pédagogiques :

— Mécaniser au plus tôt les gestes indispensables à la satisfaction des besoins primordiaux du bébé, manger, dormir, évacuer, agir.

— Eviter cependant de faire de l'enfant un pur automate, dressé à la répétition d’actes qui ne sont point dans sa nature. Les mécanismes de base ne doivent être que la fixation solide d'assises réalisées par l'enfant lui-même avec l'aide de l'adulte.

— Eviter donc la mécanisation d'actes nuisibles à la montée de l'être.

— Faciliter au contraire la répétition de tous comportements favorables.

Nous nous trouvons, là, à la base matérielle des phénomènes communs à tous les animaux et à l’homme — et aussi aux machines cybernétiques — phénomènes que Pavlov appelle premier système de signalisation et dont Freinet fait le départ de sa psychopédagogie, dynamique et unitaire.

Les facteurs des feed-back des êtres vivants et des mécanismes auto-régulateurs, se modifient sans cesse par l'influence du milieu extérieur, ce qui détermine le comportement dont les behavioristes ont fait la base de leur psychologie et dont Pavlov a tiré la théorie de ses réflexes conditionnés. Nous aurons à revenir sur ces voies diverses qui, nous venons de le dire, se dessinent à ce point commun d'où ont surgi des théories diverses.

Revenons-en à la comparaison entre le comportement des organismes vivants et le comportement des robots, Dans le jeu des tâtonnements mécaniques, la supériorité manifeste de l'animal est de multiplier ses feedback vers des finalités diverses, qui correspondent à des besoins réels et non à des schémas de besoins. C'est aussi une possibilité de moyens d'expression multiples pour atteindre le but et c'est surtout un pouvoir de perfectionnement des réflexes nécessaires, une aptitude à rendre les tâtonnements plus précis, mieux ajustés de telle façon que de mécaniques, ils deviennent intelligents.

C'est ce que Freinet explique dans le chapitre VII de son Essai de psychologie sensible : Du tâtonnement mécanique au tâtonnement intelligent.

Il compare à ce sujet, le comportement de deux animaux, la poule et le chien, enfermés dans un poulailler alors qu’à l'extérieur, la pâtée et la liberté les sollicitent ; la poule, peu encline à l’expérience ne sait faire que des tentatives mécaniques qui n'ont pas de prise sur l’obstacle qui la retient prisonnière. Elle reviendra inlassablement buter contre le grillage, sans chercher d’autres tentatives de sortie.

« Mais, dit Freinet, enfermons dans ce même poulailler, un chien mû par un même besoin de retrouver dans la cour, la liberté et la pâtée. Le chien va une première fois, peut-être, buter contre le grillage. Mais, cette notion de l'obstacle s'imposera à lui immédiatement ; il ne reviendra plus à la charge : l'expérience lui aura suffi. Il ira aussitôt tâtonner vers une autre direction, Ses tâtonnements seront conditionnés d’une part, subjectivement, par la sollicitation de la vie qui exige la satisfaction d'un besoin (feed-back internes) et d'autre part, par l'appel et les offres de l'extérieur (feed-back externes), Exactement comme le fait la poule. Avec cette différence, qui n'est rien et qui est tout : qu'il est perméable à l'expérience, qu’il se rend compte de l'inutilité d'un recours, et va alors, de lui-même, vers d'autres tentatives, vers d’autres recours.

Il recule donc en arrière du grillage et reste un instant perplexe, comme à un croisement de chemins, pour s'imprégner des autres voies qui s'offrent. Un bruit moins assourdi se perçoit au travers de cette portion de mur. Il s’y dirige et se met à gratter. Il enfonce son nez dans le trou plus ou moins profond déjà creusé. Si l’auscultation lui donne quelque espoir, il reprend plus nerveusement sa tâche de terrassier. Dans le cas contraire, il hurlera, il mordillera, il rongera la porte. Si l’appel de la vie se fait particulièrement puissant, si le besoin sexuel, par exemple l'agite, le chien multipliera les tentatives et finira par sortir. »

Et Freinet formule la 8e loi « du tâtonnement intelligent » dans le sens d'une dialectique de la Nature, dont nous reparlerons.

« Si l’individu, comme la source qui coule n’est sensible qu’à l'appel impérieux de son être et aux sollicitations extérieures, ses réactions se font mécaniquement, en raison seulement de la puissance de l'appel et des variations des circonstances ambiantes.

Chez certains individus — animaux et humains — intervient une troisième propriété : la perméabilité à l'expérience qui est le premier échelon de l’intelligence. Le tâtonnement, de mécanique qu’il était, devient alors intelligent. C’est même à la rapidité et à la sûreté avec lesquelles l’individu profite intuitivement ou expérimentalement des leçons de ses tâtonnements que nous mesurerons son degré d'intelligence,

...L'être humain passe plus ou moins rapidement par ces divers stades. Sa perméabilité à l'expérience semble être vraiment à l’origine de son éminente et perfectible dignité.

En général, le nouveau-né ne se contente pas longtemps de ses tâtonnements mécaniques, il évolue très vite vers la forme intelligente de ces tâtonnements. Il a faim : sa main s’agite pour amener à sa bouche la nourriture dont il a besoin. Il se rend bien vite compte que ce geste est impuissant et vain. Il cherche alors un autre recours. Il crie... Si ses cris ne sont pas plus efficaces, il en viendra peut-être à une agitation plus accentuée : il soulèvera la tête, ses cris exploseront dans un accès de rage. Et, il se tiendra au tâtonnement qui lui a le mieux réussi. L'acte réussi qui répond plus ou moins parfaitement aux besoins de l’être, crée comme un courant qui suscite la reproduction automatique fixée ensuite en règle de Vie. »

Cette quête permanente de l'acte réussi répondant à un besoin interne et obtenu par la perméabilité à l’expérience, Grey Walter en a — en apparence —- suscité le processus chez ses tortues mécaniques.

Nous transcrivons, à ce sujet, une partie de reportage de Pierre Latil présent aux évolutions d'Elsie soumise aux effets d’une cellule photo-électrique l'orientant vers la lumière.

« ...Elsie avance de côté comme un crabe (et tourne l’obstacle). Et bien vite l’obstacle dépassé, elle reprend sa marche vers la lampe qui l'aimante.

La voici devant son but. Soudain! elle change « nouveau de comportement : elle recule, telle une bête qui se serait approchée trop près du feu. Elle décrit autour de la lumière une ronde, coupée de petits temps d'exploration, d’avances et de reculs, comme si elle cherchait quelque chose qu'elle ne trouve pas en cette lampe (qui n’est pas la lampe habituelle mais une fausse lampe). Finalement, elle s'en désintéresse. Elle repart en exploration, tête pivotante, ampoule-témoin brillante.

...Mais Elsie semble ne plus avoir la même force pour aller et venir,

— Il ne faut plus tarder à lui donner à manger, dit Grey Walter.

Il tourne un commutateur. Dans un coin de la pièce, au ras du sol, une espèce de niche, dans une boite portative, s’illumine d'une très forte lumière intérieure. Aussitôt, Elsie marche vers elle et tout droit, elle entre dans cette étable où elle va trouver enfin à se nourrir. Un léger déclic se produit et Elsie ne bouge plus : attirée au plus près par la puissante ampoule, elle a touché au fond de la niche, des contacts spécialement aménagés pour donner à ses accus le courant du secteur,

— Elle biberonne! plaisante Grey Walter. »

Des similitudes très étroites s’imposent, entre le comportement du chien enfermé dans le poulailler qui le prive de sa liberté et le comportement d'Elsie en butte aux obstacles qui s'opposent à sa marche vers la lumière :

La tortue comme le chien semble posséder une sensibilité qui permet les relations avec le monde extérieur. La nature des rapports de l’être et du milieu est caractéristique des modifications d’un système intérieur par des feed-back ou réflexes régulateurs d’un comportement. Il y a rétro-action permanente dépendant d'une fonction interne qui ne peut être que sensible. La perfection des robots fera la preuve d'ailleurs de la subtilité surprenante d’organes créés par le génie de l’homme et dépassant la subtilité de ses propres organes.

En raison de cette sensibilité, la tortue comme le chien, sont perméables à l'expérience vers un but. Ils peuvent tous deux être dits intelligents et Grey Walter n’hésite pas à employer le mot. L’intelligence dépend seulement de la structure interne des organismes qui ne sollicitent dans le milieu que ce qui leur convient, ce qui les équilibre.

« Pour chaque être, l’univers se limite à ce qu'il sent : l'univers infra-rouge de certaines plaques photographiques et l'univers olfactif du chien ne sont pas le nôtre. La contingence n’est donc pas imposée à l’être par le monde en soi, mais par le « spectre » discontinu qu’il en perçoit. Les actes sont naturellement « organisés » à travers la contingence, voilà pourquoi ils répondent à la contingence, donc aux besoins de l'organisme ». (1)

Voilà pourquoi, dit plus simplement Freinet, l'organisme est intelligent car il sait, de lui-même, s'adapter à toutes les situations par les actes utiles suscités par la perméabilité à l'expérience.

« A ce premier degré, écrit Freinet, c'est la vie végétative qui importe plus spécialement. C'est elle qui donnera à l'organisme, sa puissance et son allant. Notre corps a sur la machine cette supériorité merveilleuse qu'il tend — dans ses débuts surtout — non pas à l'usure et à la fatigue et à la mort, mais à l'exaltation permanente de son potentiel de puissance, à la recharge de ce potentiel, à la régénération et à la compensation des déficiences ; c'est un organisme parfait qui répare lui-même l'usure, panse ses plaies, corrige les erreurs. Il suffit de l'y aider. »

Freinet retrouve ici, sans le savoir, les théories les plus audacieuses des inventeurs de mécanismes cybernétiques basées sur des feed-back de plus en plus nombreux et subtils, jusqu'à approcher les comportements vivants qui leur servent de modèle. Mais, a écrit Claude-Bernard « un organisme vivant est fait pour lui-même ; il a ses lois propres, intrinsèques. »

Ces lois propres, Freinet, dans sa quête permanente des pouvoirs de la vie, en a pressenti la densité et la portée, et les points brûlants qui ouvrent les voies nouvelles d’une science de la vie créatrice et réparatrice chère à Hippocrate,

« Les hommes prétentieux ont voulu trop souvent se substituer à cette nature créatrice et réparatrice. Ils ont négligé ce pouvoir merveilleux qui, par-delà la science, fait mieux que la plus parfaite des sciences. Ils se sont mis en travers de la vie pour se glorifier des ponts qu'ils ont jetés par-dessus les vallées et des barrages ingénieux qui ont coupé les eaux, oubliant que la vie a prévu ses ponts et ses barrages à elle, et qu'il suffit d’en retrouver les secrets.

Quant à nous, plus exigeants en face de la nature dont l'organisme n'est qu’un aspect, nous tâcherons de retrouver quelques-uns de ces secrets, et malgré la dictature d'une science trop souvent scolastique, jalouse de ses prérogatives, nous ferons porter l'accent sur la vie que nous stimulerons, selon les lois qui lui sont propres et que nous tâcherons de retrouver et de préciser. » (2)

(à suivre ) E, FREINET

(1) P. de Latil, p. 296.
(2) C. Freinet : Essai de Psychologie Sensible, p. 47 (Edition 1950).