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Dans :  Techniques pédagogiques › organisation de la classe › 
Janvier 1969

Cet article avait été lu lors du Congrès de Tours, il y a deux ans déjà. Malgré la demande de plusieurs camarades, je ne l'avais pas publié.

Depuis, la marche inexorable des idées a fait exploser la pédagogie Freinet. Dans cette grande brassée des masses, les nombreux contacts avec les jeunes et les débutants, m’ont permis de prendre conscience de la difficulté de « l'engagement ». C'est pour ces jeunes que je ressors cet article, En essayant de démanteler cette part du maître, je voudrais les sauver de leur inquiétude, de leur peur, de leurs irrésolutions.

Ce ne sont pas nos hésitations et nos difficultés d'adultes qui doivent l'emporter. Seuls les besoins exigeants, pressants des enfants doivent nous obliger À sortir de nous-mêmes, à nous oublier pour les laisser vivre, pour que soit tout entière préservée intacte leur « part d'enfant ».

 

Elise Freinet a consacré une grande part de son activité à la part du maître, Toute une partie de « l’Enfant Artiste », de nombreux articles parus dans L’Educateur et dans Art Enfantin, abordent le problème sous tous ses angles. Il suffirait donc de relire toutes ces pages pour essayer de partager avec Elise, cette part du maître qui est la part la plus subtile, la plus délicate de notre engagement, la part qui nous demande le plus grand «art» et pour laquelle il n’existe ni procédé, ni recette.

Puisqu’il nous faut ici, pour nos jeunes camarades débutants, tenter de dénuder les fils impalpables de ce qui reste la part la plus secrète de chacun de nous, je vais donc m'y essayer à travers l'œuvre de Freinet et d'Elise, en fonction, bien sûr, de mon expérience propre. Je le ferai aussi en cherchant à travers vos présences, à travers nos activités diverses, nos discussions controversées, en cherchant tout ce qui crée notre commune passion, notre irremplaçable fraternité, notre unité aussi.

La part du maître pour moi commence dès l'instant où vous découvrez Freinet, Pour chaque jeune qui se trouve attiré d'abord, séduit peut-être par des techniques nouvelles, un matériel, des outils, des réalisations spectaculaires, pour chacun de vous, le cheminement sera le même. A travers Freinet, à travers sa vie, son œuvre, vous serez obligés de reconsidérer votre métier, votre propre vie, votre vie de vivant.

Vous vous trouverez en état de mutation dans un sentiment d'insécurité, de malaise, de doute. Vous serez lancé dans un dédale de questions sans réponses, de découvertes, de tâtonnements, qui aboutiront à une quête perpétuelle, à une recherche toujours insatisfaite, à une naissance sans cesse renouvelée.

La première part du maître demande ce retour complet sur nous-mêmes, cet engagement authentique dont personne ne peut nous décharger.

Vous serez aidés sans doute par toute l'œuvre de Freinet, par celle d'Elise, par le travail des centaines de camarades qui vous ont précédés, par celui de ceux qui vous entourent ; mais votre départ, vous serez seuls à en sentir le poids, à en assurer l'équilibre, à en chercher la trace, à en affirmer la continuité.

Quant à votre inquiétude, rassurez- vous, elle vous suivra partout.

La deuxième part du maître consistera à vous poser des questions et à essayer d'y répondre. Mes propres questions, mes essais de réponse, les voilà. Maîtresse de CP, j'apprends à lire à une classe de filles selon la méthode naturelle de lecture Freinet. Mon but est d'assurer l'expression libre de l'enfant.

Ma part est de créer pour chaque enfant le milieu de confiance, de sécurité, de compréhension qui assurera son épanouissement naturel, qui le conduira avec un maximum de liberté à prendre conscience de sa pensée, de sa vérité, qui le conduira à l'exprimer, à la communiquer, et, en retour, à comprendre celle des autres. J'apprends donc à lire mais avant tout j'apprends à vivre. J'apprends à vivre à même la vie, minute à minute, derrière l'enfant, pas à pas, oreille à oreille, dans une mise en partage incessante, une écoute patiente, inlassable.

Ma part, c'est cette lutte continuelle corps à corps avec le quotidien. Ma part, c'est cet échange constant avec l'enfant, cette disponibilité totale qui me garde attentive, cette complicité aussi, qui me rend pareille à lui.

Ma part, c'est cette aventure qui me jette à la suite de mes enfants sur un chemin mouvant certes, mais qui, chaque matin, m'emmène loin de l'ennui des choses sues à l'avance, qui, chaque matin, me fait découvrir à la suite de l'enfant la nouveauté éblouissante d'un monde neuf.

J'apprends à vivre et ma part est de découvrir avec l'enfant le merveilleux tournoiement des mots, des couleurs, des sons, des idées, d'assister à la récréation de l'impalpable matière du monde, de la lumière de tous les jours, lumière qui est la même que celle de Rembrandt ou celle de Van Gogh, sons et mots essentiels dont Verlaine savait le secret et l'irremplaçable musique.

Ma part, c'est de donner à chacun de nies enfants, soif de beauté et de perfection.

Ma part, c’est d’assurer ce capital beauté à l'enfant du taudis comme à l’enfant du palace, à l’enfant dont l’esprit est comblé comme à l'enfant dont l'esprit est privé.

Ma part, c'est de ne jamais les frustrer de ce constant dépassement qui les entraîne en avant. Ma part, c'est de ne jamais décevoir cette attente qu’ils ont de la vie.

Je vous écoute penser : « Comment dans ce débordement lyrique, comment trouver le support solide et pratique qui m’aidera à démarrer les premières journées de classe?

Comment trouver le fil ténu qui conduira l’enfant neuf du CP à s’exprimer librement? »

Moi aussi, chaque année je démarre. Je démarre, comme vous, sans rien. Mon matériel complet : peintures, imprimerie, ateliers est rangé dans mes armoires.

Je ne le sors pas encore.

Mon univers de vie est fait d’un grand couloir escalier et de quatre murs où mes enfants de ville vivront entièrement pendant les six heures de classe journalière.

Ma seule préparation pour le jour de la rentrée sera la transformation de ces murs auxquels je consacre tous mes soins.

J’y opère ma première révolution- beauté.

J’y installe les chefs d’œuvre de l’an passé. Je chasse le terne, le gris, l’ennui, le quelconque. Je les remplace par la magie des couleurs, par l'essentiel des formes. J'abolis la médiocrité. J'installe l'harmonie.

Mes enfants entrent en classe. Alors je me mets en veilleuse. Comme la poule de Delbasty, je couve et je laisse patiemment couler le temps. Mes enfants disposent de stylos noirs et d’autant de papier blanc qu'elles veulent. Elles remplissent page après page, tranquillement, calmement.

Elles peuvent parler quand elles veulent, elles peuvent se taire quand elles veulent.

Le « Parler », c’est aussi bien le « parler- parlé » ou le « parler-raconté » que le « parler-chanté » ou encore le « parler- poésie ».

Elles parlent. Elles racontent, elles se racontent.

Je les écoute et je leur réponds.

Patiemment, nous apprenons à nous connaître, à nous reconnaître, à nous entendre, à nous comprendre.

Patiemment, nous nous écoutons vivre. Enfants de la ville, nous essayons de retrouver les sources de Freinet, l’essentiel même des êtres et des choses.

Nous nous promenons lentement dans le dédale confus du présent et du passé, du réel et de l'inventé, dans le labyrinthe des souvenirs et des angoisses, des joies et des peines.

Nous parlons de tout :

— de la feuille qui remue,

— du vent qui passe,

— de New York où Joanne est née, où le ciel était sale et loin de la tête,

— du silence dans le jardin,

— de la rose en plastique qui ne sait pas chanter,

— de l’arbre qui pleure, 

— de l’arbre qui s'est noyé dans la rivière pour rien.

Nous parlons « du petit frère - de l’auto neuve - du soulier qui fait mal - du pique-nique de dimanche - du papa et de la maman qui ne vivent plus ensemble - de l'assistance publique où Ghislaine est allée, là où elle était toute seule le jour et la nuit. » Nous parlons « du désert de Djibouti où Christine habitait, où elle voyait des gazelles - de la maison de Farida où l'eau rentre quand il pleut. »

Patiemment, à travers la dent qui remue, à travers le vent qui passe, patiemment nous nous découvrons.

Lentement se tisse, fil à fil, la trame subtile de la pensée de l'enfant, qui peu à peu arrive à découvrir pour s'exprimer, la perfection du mot vrai, essentiel, de la pensée de l'enfant, qui peu à peu arrive à éclater dans l'éblouissement de la poésie pure qui est sa marque propre.

Patiemment, le grand arc-en-ciel de la vie et de la mort, du bonheur et de la peine, le grand arc-en-ciel du soleil et de la pluie, se lève un jour, au-dessus de tous ces jours passés à perdre le temps.

Alors nous sommes prêtes. Nous nous installons. Nous sortons tout notre matériel des armoires.

Nous sommes prêtes à travailler.