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Conférence d'ouverture - Congrès ICEM 2005 - Nicolas Go

La complexité dans la pensée de Freinet

Je devrais, en toute logique, vous parler de mes recherches en cours sur la théorisation de la complexité en éducation. Mais j’y ai renoncé : un livre fera bien l’affaire pour qui aura envie de le lire. Il m’a paru beaucoup plus intéressant d’essayer de revenir, une fois de plus, sur la pensée de Freinet lui-même, pour tenter de comprendre, avec vous, comment il a posé le problème. Je le lis depuis maintenant 30 ans, et son oeuvre a résisté à toutes les mises à l’épreuve : celle de champs autres que celui de l’éducation, celle de la philosophie, et même, celle d’autres civilisations où j’ai pu rôder. Jamais, je n’ai éprouvé le sentiment qu’elle était dépassée, ni même décalée. Bien mieux, je ne cesse de m’étonner de la profondeur de vue qui, à chacune de mes nombreuses relectures, se révèle toujours plus riche en recels. Bref, je n’hésite désormais plus à le dire : Freinet était non seulement un très grand éducateur, mais aussi, de façon certes singulière, un véritable philosophe de l’éducation. Il ne démérite pas (je pense à L’éducation du travail) aux côtés de Montaigne, Erasme, ou Rousseau. Il a même une avance sur eux : une expérience concrète à longue portée. Mais en revanche il faut le reconnaître, il n’a pas à proprement parler conceptualisé, parce qu’il avait beaucoup plus urgent à faire, et parce qu’il se méfiait des intellectualismes arrogants et de leurs ratiocinations. Son travail reste donc disponible à un prolongement, et il me semble porter la promesse d’une philosophie à venir, peut-être déterminante. Mais pourquoi d’une philosophie seulement ? Parce que les tâtonnements de l’Ecole Moderne se sont faits au plus près de la réalité, parce que les techniques et les outils ont été élaborés en réponse aux phénomènes du quotidien, parce que l’observation fine, et collectivement mise à l’épreuve des
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processus d’apprentissage, a prolongé les intuitions premières de Freinet (elles-mêmes issues de l’observation du réel), tout cela semble bien aujourd’hui s’accorder avec les très récentes avancées de la science. Et si, pour l’heure la science ne s’intéresse pas à Freinet, le mouvement Freinet s’intéresse à la science, en attendant une future collaboration avec des savants de bonne volonté. Un récent ouvrage de vulgarisation en neurobiologie de Jean-Pierre Changeux, par exemple, publié en 2002, intitulé L’homme de vérité, rejoint en de multiples points les savoirs empiriques que nous avons pu constituer1. Quant aux sciences de la complexité, en particulier en biologie2 et en thermodynamique3, elles ouvrent des perspectives très encourageantes de modélisation de nos pratiques éducatives complexes. Sans parler de la didactique4 qui a forgé depuis quelques années des outils très performants pour l’explication et la critique de notre « pédagogie ». Loin d’être dépassé, le mouvement Freinet est entièrement tourné vers l’avenir, et les potentialités, pour peu qu’on s’en donne la peine, sont immenses : philosophie, sciences, didactique. N’oublions pas les nécessaires travaux historiques et d’archivage qui s’imposent.
Oui mais voilà : Freinet n’était pas un théoricien, ni un scientifique, ni un philosophe. Il a essentiellement, en coopération avec ses compagnons, fait oeuvre pratique. Son oeuvre théorique, que je tiens personnellement pour un travail de génie, utilise néanmoins un vocabulaire bricolé, intuitif, métaphorique, contient souvent plus d’exemples et d’images que d’argumentation, se réfère à un monde rural et technique aujourd’hui considérablement modifiés, pour ne passe dire disparus. Il ne s’adressait ni aux philosophes, ni aux scientifiques (même s’il appelait leur collaboration de ses voeux), mais aux simples éducateurs du peuple et aux parents. Il a mis en oeuvre quelque chose comme une « pensée sauvage ». Cela n’invalide rien, et je ne doute pas que la méthode naturelle soit encore très en avance sur tout ce qui se pratique de nos jours dans les écoles, y compris sous l’auspice des sciences de l’éducation. Non, cela n’invalide rien, et je ne cesse d’apprendre quelque chose à chacune de mes relectures. Cela signifie que l’oeuvre doit être poursuivie, dans la fidélité aux fondements, et dans l’exploration critique des perspectives ouvertes et en devenir.

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1 On pourra aussi lire, en collaboration avec Paul Ricoeur, La nature et la règle, ou encore Raison et plaisir, également chez Odile Jacob.
2 Lire par exemple de Henri Atlan, Le cristal et la fumée, éd. du Seuil, 1976 .
3 Et de Ilya Prigogine, Thermodynamique, Odile Jacob, 1999, et surtout A la rencontre du complexe, PUF, 1992.
4 Voir les travaux pionniers (en mathématiques) de Guy Brousseau, notamment la Théorie des situations didactiques, La pensée sauvage éditions, puis de Yves Chevallard (La transposition didactique, même éditeur), et, en ce moment, de l’équipe de recherche de Gérard Sensevy (IUFM de Bretagne).

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