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logo blog Un journal partiellement décortiqué - Etude « pédagogique » d'un journal de classe

En PJ, le journal n°5

 

Un journal partiellement décortiqué
Etude « pédagogique » d'un journal de classe1  
Par Jean Astier et Philippe Bertrand
Philippe :
Dis-moi, Jean, cela fait un moment que tu m'envoies tes journaux de classe. A chaque fois, je suis saisi de l'intensité de l'expression enfantine qu'ils manifestent. A tel point que j'ai tenté d'attirer l'attention des copains de mon GD sur ce qui y était à l’œuvre. Mais je n'ai pas réussi, j'en ai peur, à leur faire ressentir cette singularité. Peut-être que si tu décortiquais pour nous ce que tu mets en jeu dans ce journal, ce serait un moyen d'objectiver cette dimension de la Pédagogie Freinet qui me paraît un peu en suspens, ces temps-ci.
D'abord, les conditions pratiques.
 
Jean :
J'effectue seul, la mise en page du journal. Les premiers numéros sont réalisés par les moyennes sections (MS), l'après-midi, durant la sieste des petits (PS). Peu à peu, les PS y sont associés.
La publication n'est pas fixe. Les numéros viennent quand ils sont prêts. Je pratique un tirage par enfant et quelques-uns pour les autres classes et nos amis.
 
Philippe :
Bien. Maintenant, à toi de jouer. Présente-nous ce dernier numéro, par exemple.
 
Jean :
La couverture de notre cinquième journal de l’année est consacrée à Isaac. Je m'applique à permettre à chaque enfant, au moins de MS, de faire la Une du journal. Pour ce numéro, j'ai choisi ce dessin sans commentaire d'Isaac qui, en ce début de seconde année dans la classe, a adopté, pour représenter les personnages, ce « style» rayonnant à la façon de ces sacrées icônes orthodoxes.
 
Philippe :
J'aime beaucoup ta façon de relier ce dessin aux icônes. Moi, j'y vois de l'enfermement et de l'encerclement. Un commentaire d'Isaac nous éclairerait, c'est sûr.
 
Jean :
En ce moment, Isaac a particulièrement besoin de gratification. Lui attribuer la Une en est une tentative. C'est un levier pour l'aider à en finir avec une certaine « violence » de coups distribués « sans le faire exprès ».
Philippe :
Oui, mille fois oui. Tu fais bien d'expliquer ça. Tant de copains font semblant de se départir de ce rôle, en adoptant des procédures dépersonnalisées, prétendument équitables, genre 'tour de rôle', 'ordre alphabétique', etc. pour tout un tas de circonstances.
Il faut affirmer cette part du maître, ce pouvoir discrétionnaire assumé.
 
Jean :
Tous les enfants de MS sont présents dans chaque journal. Moustapha (p7) est plus contraint que ses camarades de MS, le matin du journal car il est le seul d'entre eux à avoir encore besoin de faire la sieste. Un apprentissage personnalisé s'applique à lui comme à tous dans la mesure du possible d'une classe REP+ de 27 élèves. Au cours de l'année, quand l'occasion se présente, les PS y sont associés.
Chaque matin, à 10H30 toute la classe est invitée à dessiner soit sur une feuille A4 avec des feutres de couleur ou des pastels, soit sur un cahier A5, au feutre noir, spécial journal. Ensuite, je regarde chaque dessin et je sélectionne ceux qui seront publiés. J'attire ton attention sur la présence sous-jacente d'un type d'évaluation empirique tout au long de la démarche décrite ici. Les PS sont donc mis, progressivement, dans les conditions de création de dessins commentés. Les critères pour « l'imprimatur » sont totalement subjectifs. Au cas par cas, je décide du moment opportun de la première publication qui, généralement, inaugure une entrée permanente dans le journal. Je n'ai pas de critère objectif applicable à tous.
 
Philippe :
Oui mais tu donnes les principales clés, en toute transparence...  C'est parfait.
A ce point de ma lecture, je me demande si, plus loin, tu te découvriras d'autres clés que tu n'avais pas ressenties au moment des choix mais que ce décorticage a posteriori te révèle ? Ça serait chouette. Voyons…
 
Jean :
Tu ne t’en es, peut-être, pas rendu compte, mais depuis le début de notre entretien, parler de ma pratique avec toi, me la rend plus claire et transparente. C’est bien l’intérêt de théoriser sa propre pratique, au-delà du fait que cela puisse être un moyen de partager son expérience coopérativement.
Dans ce numéro 5, pour Mickaël et Haava (p8), Roxane, Allya et Enzo (p7), Anabelle (p2) et Rachel (p2 et p6), les choses sont facilitées par la représentation de personnages auxquels s'ajoute un commentaire pour Rachel et Allya.
Quant à Imène qui souffre de problèmes gastriques graves et dont le père est hospitalisé depuis trois mois, elle a décidé, de le représenter (p3) sous forme d’ectoplasme clos contenant, étrangement, une majorité de signes binaires « + » et « 0 », comme une représentation de cette intériorité du corps posant souci.
Le dessin est libre dans ma classe, pour la sélection des œuvres figurant dans notre journal, je dois reconnaître que le passage à la représentation est sans conteste, l'un de mes critères. Le second pas est le commentaire.
En page 2, 4 et 6, Freya montre son intérêt du moment pour le symbole du cœur. Elle s'applique un entraînement systématique à le représenter. Elle y aurait certainement mis moins de cœur s'il s'agissait d'un exercice graphique scolaire à consigne obligatoire.
Le même commentaire pourrait pointer les formes « étoilées » de Sarah ( p4).
Ces deux fillettes nous montrent aussi leur manière naturelle de travailler en ouverture, dans la complexité : Sarah mêle les lettres de son prénom aux dessins (p4 et p6), ses étoiles relèvent autant du graphisme que de la géométrie et de l'arithmétique (la division).
 
Philippe :
Oui mais c'est dans un autre texte que tu tordais le cou aux activités de graphisme systématiques. Il faut l'avoir lu avant pour savourer la substantifique moelle de ton propos d'aujourd'hui.

Jean :
L'entraînement systématique est valable seulement quand le sujet en tire plaisir comme Freya, ici, ou lorsque la confiance est totale en un maître vénéré comme au judo ou au piano, par exemple, mais cela relève de l’exceptionnel.
Ismaël me surprend. Chez lui la maison l'emporte sur le personnage dans la représentation. Ses filles (p6) ont un toit en guise de tête, un corps rectangulaire, une fenêtre et une porte sur le ventre.
 
Philippe :
Heu... Je m'appelle pas Sigmund mais il me semble qu'il n'est pas besoin d'une clairvoyance exceptionnelle pour capter la symbolique, non ?
 
Jean :
Tu as tout à fait raison. Mais je suis si impliqué, si proche de mes petits que même des évidences comme celle-là ne me sautent plus aux yeux…
 
Philippe :
C'est un peu ce que j'espérais : ce coup de rétroviseur te révèle des évidences qui t'avaient échappé sur le moment. Là, tu as même eu besoin d'un coup de projecteur supplémentaire. Et c'est bien comme ça ! Nous ne sommes pas des psys guettant le moindre Œdipe caché entre les lignes. Mais nous avons conscience de lui offrir la possibilité de s'y camoufler, pour le plus grand bien des petits inconscients, déjà si bousculés.
 
Jean :
Pour Ismaël, un commentaire revient depuis plusieurs journaux, centré sur l'interdit et l'incident autour du coca. Pourquoi ce rapport toujours inquiet à cette boisson si soft ?
 
Philippe :
Il a peut-être remarqué que ça plaisait au maître ?
 
Jean :
Je crois plutôt que c'est lié aux interdits familiaux.
Quelle finesse dans le dessin de l'oeil doublement cerné des personnages de Sofien (p6). Comme dans son récit où s'opère une fiction avérée : une personne marche seule, une autre la suit. Nous restons sur notre faim. Que va-t-il se passer entre elles ? Y aura-t-il une suite ? Le maître peut-il s'autoriser à suggérer cette idée, au passage, mine de rien ?
 
Philippe :
Peut-être ne pas formuler la suggestion mais tendre une oreille ostensible pour voir si quelque chose suit. L'accueillir, en tout cas.
 
Jean :
Le dessin commenté de Chloé me réjouit aussi par ce surgissement de l'imaginaire : une pierre qui marche, un œuf dans chaque bras. Elle cherche à s'en débarrasser. Becket n'aurait pas dit mieux.
 
Philippe :
Tiens ! Pourquoi lui ?
 
Jean :
En raison de l’absurdité de la situation exposée, cependant tellement humaine, tellement parlante.
 
Philippe :
Mais oui, c'est réjouissant.
Je gage que le maître aura manifesté son ravissement.
 
Jean :
A vrai dire, sur le coup, lors de la dictée, le récit m’égayait mais c’est en y songeant, longtemps après, que m’en est apparue toute la dimension littéraire, comme pour la fiction de Sofien. Au moment de la dictée, j’ai la tête dans le guidon, je suis absorbé par les tâches matérielles. Je n’ai pas le temps, pas la disponibilité mentale, pas suffisamment de recul pour prendre toute la dimension de ce qui est dit, de ce qui est exprimé. 
Mais alors, quelle liberté se permettent nos enfants !
 
Philippe :
En même temps, je reste un peu sur ma faim dans ce décorticage : tant d'autres dessins accrochent mon œil et excitent ma curiosité.
Mais je ne connais ni les enfants, ni la classe, ni les circonstances particulières de l'instant 't'.
En page 2, ce monstre enveloppant la fille 'virus'. Les bonshommes baudruches d'Anabelle, homothétiques qui occupent tout l'espace. Le contraste de Sarah entre le crocodile effrayant et cette bouche en coeur. Et que tient la maman du dessin de Rachel ?
En page 3, les hiéroglyphes de Moustapha ou les objets qui entourent les deux personnages de Lorenzo
En page 4, la progression mathématique de Sarah autour de la déclinaison de formes partagées en 8 parts égales. A-t-elle écrit Sasha ou simplement joué avec les lettres de Sarah ? Et dans le dessin d’Isaac, où est l'eau ? Où est la fille ? etc. etc.
Il y a tant à voir et à interroger !
D'ailleurs, heureusement, il faut peut-être le rappeler, heureusement, nous n'avons pas le temps de décortiquer. Et c'est une protection supplémentaire que nous offrons à l'expression des enfants. Il n'y aura pas d'éminence grise disant : "Tout ce que vous allez dessiner pourra être retenu contre vous !"
Nous avons la prescience de l'importance et de l'urgence qu'il y a à offrir tous les langages aux enfants. Nous savons que l'inconscient s'y engouffre et que toutes sortes d'apprentissages s'y entraînent en sous-marin. Mais nous ne sommes pas aux aguets.
As-tu remarqué - oui, j'en suis certain - que Freya a lancé (ou suit ?) une mode dans la classe avec ses cœurs ? Plusieurs autres enfants s'y adonnent.
 
Jean
[Petit sourire complice]
                                                                                   

 

 

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Commentaire de Marc Petazzoni

Super intéressant. Je ne suis pas en maternelle cette année, mais j'y trouve des sources de réflexions pour les CP, et même pour les textes libres des CM2. A partir de quoi chaque enfant (et nous-mêmes pour ceux qui pratiquent un peu l'écriture) écrit-il? Depuis une image, une émotion, une impression ? Quel que soit son âge, qu'est-ce que l'enfant (ou l'adulte) veut exprimer ? Comment favorise-t-on chez l'enfant (ou l'adulte) l'expression ? Nous savons que ce n'est pas qu'une affaire de mots, mais qu'il s'agit au moins autant d'identifier l'image, l'émotion, l'impression pour trouver son expression.
Voila donc quelques réflexions qui disent tout l'intérêt de votre travail.
Marc Petazzoni

Commentaire de Corine Lefort

étonnement : vous ne parlez pas d'Ilian

trois dessins de monstre qui mange des enfants (d'abord une fille, uis une fille et un garçon, puis encore une fille et un garçon ... bigre !)
trop évident ? passé inaperçu ?
je reste sur ma faim (de croqueuse d'enfant ;))
Co

Commentaire de Alain Buekenhoudt

Bonjour,
Après 8 ans de classes de petits (classes verticales grande section/cp/ce1), en juin dernier on m'a envoyé chez les "grands" de CM2...à contre coeur. Depuis septembre, je re-découvre la vie des grandes classes et tout compte fait si la matière est différente les principes de fonctionnement restent presque les mêmes. Je réagis au mail de Jean car nous avons un journal quotidien inspiré des expériences partagées il y a quelques années par Marcel Thorels. Ils sont tous consultables sur notre site de classe à la page suivante : http://www.classe-alain.be/spip.php?rubrique3

Je constate que j'ai toujours quelques craintes à les partager dans le mouvement, car deux pratiques distinctes portent le même nom de journal scolaire depuis l'avènement des nouvelles technologies :

Le journal , recueil de textes réaliser par les enfants où l'écrit de l'adulte est banni.
Le journal résumé de la vie de la classe où l'adulte à un rôle et dans la mise en page et dans l'écrit.

Je constate que j'étais dans la première technique et que ma rencontre avec les collègues du 59 m'a amené à une pratique plus proche de la deuxième.

Un débat à avoir sur la liste ? Peut-on parler de "journal scolaire freinet" dans les deux cas ?

Cooperativement

Alain Buekenhoudt
Bruxelles
5e année CM2 "la classe de Gaspard"

Commentaire de Francine Tétu

« Il faut affirmer ce pouvoir discrétionnaire assumé »

Cela me fait penser à une approche subtile des enfants, en tant que personne, mais également en tant que membre d’un groupe. Cela ne peut se régler par la mise en place d’institutions qui écrasent la complexité des relations qui s’y nouent.
En assumant ce pouvoir discrétionnaire, le maître prend le parti de faire des choix subjectifs, qui auront tous les défauts de la subjectivité, mais aussi toute la justesse d’un ressenti qui se sera construit au fil des jours dans le contact régulier avec les enfants.

Paul Le Bohec a attiré notre attention sur l’importance de ne pas abandonner les enfants à leurs déterminismes, et l’une des façons d’y parvenir est précisément de travailler dans le « subtil », qui se situe dans un équilibre entre : directivité et non-directivité, procédures et processus, liberté et lien etc.
Travailler avec la complexité appelle une posture qui n’est inscrite dans aucun catalogue. Elle est à réinventer par chacun par une pratique dont Paul le Bohec aimait à dire qu’elle était indispensable.

Francine Tétu

Commentaire de Françoise Dor

C’est une toute bonne idée, ce duo d’échanges entre Philippe et toi à propos de ton journal.
Cela nous permet de rentrer dans ta classe, dans ta relation avec les enfants, de découvrir la complexité des démarches
propres à chaque enfant, ton rôle...
C’est autre chose que de feuilleter simplement ton journal.
C’est donc une idée à retenir, aller voir derrière et découvrir les enfants et le maitre en plein travail!.
Bien cordialement.