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Une nouvelle technique pour le théâtre scolaire

Février 1947

L’expression libre de l'enfant, que nous avons placée à la base et au centre de nos techniques, ne rénove pas seulement l'enseignement du français ou du dessin. Elle est en train d’influencer de façon décisive toutes nos réalisations théâtrales.

Jusqu’à ces dernières années, il ne serait pas venu à l’idée des éducateurs de laisser des enfants jouer des scènes de leur vie ou improviser dans l’adaptation des œuvres d’adultes. On disait, comme pour le texte libre : « Ces enfants ne sont pas même capables de parler sans bégayer et vous prétendriez leur donner de l’éloquence sur les planches... Commencez donc par le commencement. Ces petits paysans patauds nous donnent un mal inconcevable quand nous voulons les styler pour une présentation acceptable, et vous voudriez leur faire d’emblée une si totale confiance !

Oui, justement, nous commencerons par le commencement, parce qu’au commencement est nécessairement la vie et non la leçon.

Pourtant, nous dira-t-on encore après de timides essais, il faut bien, pour une réussite au théâtre, un minimum de préparation technique...

— Oui, seulement cette préparation, au lieu de la mener par un système de leçons faussement scientifiques et méthodiques, nous la conduirons par l’expérience, par l’action intelligente à même la vie, par l’expression sensible, avec notre aide et nos conseils techniques.

C’est, en somme, d’une autre technique de la préparation des scènes de théâtre, de guignol ou des fêtes, qu’il s’agit. Et c’est de cette technique que nous voudrions parler.

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Selon notre habitude, nous ne partirons pas de l’abstrait ni du théorique, mais de l’expérience dont les éducateurs pourront s’inspirer pour s’orienter dans cette voie.

A L’ECOLE FREINET

Lorsque, vers 1936, notre école vivait si difficilement que son financement en était comme un drame quotidien, nous avons pensé, nous aussi, aux fêtes pour essayer de renflouer les caisses défaillantes, et pour susciter autour de nous aussi l’atmosphère de compréhension et de confiance dont nous avions besoin.

Nous aurions pu, comme c’était la mode alors, préparer une représentation, bien étudiée, dont les numéros auraient été appris par cœur après un tenace bachotage, où chaque mot, chaque attitude, chaque geste auraient fait l’objet d’un soin appliqué. Et on aurait admiré la passive docilité des élèves et la patience des éducateurs.

Nous avons alors pris une autre voie et nous avons tout simplement dit à nos élèves : Vous allez jouer ici d’abord à Vence, Nice et Cannes ensuite, des scènes de votre vie. C’est simple et facile. Et vous verrez que les spectateurs s’intéresseront à cette représentation.

Nous ne nous sommes certes pas contentés de leur faire cette exhortation et d’attendre une réussite spontanée. Nous avons préparé nos scènes comme nous mettons au point nos textes, par une collaboration permanente où l’éducateur reste l’élément directeur actif. Nous avons longuement répété, en améliorant chaque fois et l’organisation générale de la scène et les mouvements, les attitudes ou les paroles, il y a eu étude, mais étude d’un nouveau genre. L’enfant jouait sa vie, il était donc en plein dans la peau du personnage, son expression donc lui était naturelle, et il lui était facile dès lors de réussir.

Cette scène de la vie de notre école fut, en effet, une complète réussite : on y voyait les enfants se levant, s’activant à leurs services, préparant les légumes en chantant, écrivant et imprimant leurs textes, faisant leur réunion de la coopérative et terminant leur journée par une veillée nostalgique. Il y avait toujours dans le jeu une part d’imprévu, que le joueur d’ailleurs, comme les grands artistes, s’entraîne à affronter. Et puis, tout comme ces maladresses de style qui sont si délicieuses dans un premier texte d’enfant, certaines erreurs deviennent sur la scène d’étonnantes réussites. Lorsque, au cours d’une de ces représentations, Catherine, petite paysanne de 6 ans, devait venir saluer les spectateurs et qu’elle se trompait de côté, en offrant ingénument son petit derrière, on devine l’explosion de rires dans la salle.

Cette première expérience donc fut une totale réussite. La même représentation donnée à Cannes et à Nice obtint un plein succès.

Et je puis vous dire déjà : au lieu de passer des journées et des journées à parfaire une scène toute montée d’avance où on n’admirera que l’habileté technique de vos petits perroquets, essayez donc, ce qui déjà a été fait çà et là, de faire jouer de même à vos élèves la scène de leur vie. Vous verrez que cela, ne manquera ni d’originalité ni de Saveur. Et vous jugerez de la satisfaction des parents.

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Cette première réussite devait se répéter au moment où notre Ecole était devenue comme un refuge de petits Espagnols sauvés de la débâcle.

La scène de la vie de nos élèves est devenue ILS JOUAIENT, cette évocation par les enfants eux-mêmes, de scènes de la vie espagnole qu’ils avaient subie si tragiquement. On peut lire cette scène dans notre « Enfantines » n° 90 : ILS JOUAIENT.

Naturellement, là encore, nous étions intervenus pour ordonner, élaguer, mettre au point. C’est le rôle de l’éducateur. Mais les enfants jouaient avec un tel cœur, ils vivaient si intensément leur rôle qu’ils en arrivaient à pleurer véritablement, ce qui ne faisait qu’ajouter à l’émotion des spectateurs.

Et puis, pour apporter un peu de diversité à l’ensemble de la fête, nos enfants avaient également monté, outre les ballets et les rondes, des pièces comiques. Et les camarades qui assistaient à notre inoubliable stage de 1939, se souviennent certainement des dons comiques remarquables que la pratique répétée avait révélés chez deux de nos espagnols : José-Luis et Alfonso.

A GAP

Cela nous amène, par-delà ce trou de cinq ans, à parler d’une autre expérience où nous avions pu observer le même processus de lente et minutieuse formation, par le tâtonnement et l’exercice, des aptitudes scéniques des enfants.

On peut dire, dans ce domaine, que nous étions partis de zéro dans notre Centre scolaire de Gap, avec des petits marseillais rustres et violents qui avaient été tout surpris que nous prêtions quelque attention à leurs clowneries.

Car c’est par là qu’ils commencèrent. Ils firent quelques numéros de clown, avec farces grossières, crocs en jambe, coup de bâton, etc... Mais ce qui les enchantait déjà c’était l’aide que nous leur apportions pour se masquer et se grimer : le vestiaire leur était ouvert, on réservait pour eux les pardessus sans propriétaire et les chapeaux ridicules. Et nous ne ménagions, à cette occasion, ni les couleurs pourtant si rares, ni la farine du ravitaillement.

Les débuts furent, hélas ! assez piètres. C’était plus que primitif, sans aucun jeu scénique, sans transposition aucune. L’amélioration est venue, d’une part, certes, des conseils que nous avons donnés et des exercices préparatoires auxquels nous nous sommes livrés avec les enfants, mais d’autre part aussi, et surtout, de l’aptitude extraordinaire de certains enfants à corriger leur jeu selon les réactions des spectateurs. Nous avons assisté là au processus intégral de tâtonnement que nous croyons être l’élément essentiel de tout progrès : les essais, les gestes, les mots qui passionnaient le jeune auditoire étaient répétés et améliorés. Ceux qui semblaient tomber dans le vide étaient purement et simplement abandonnés. C’étaient des essais qui n’avaient pas réussi, des chemins en impasse sur lesquels nul ne s’obstine. Et si quelque auteur maladroit ne sait pas corriger à temps un jeu non goûté du public, nous avons vu ce public réagir avec la dernière violence par des sifflets, des jets d’objets, jusqu’à ce que l’auteur chassé comprenne.

Et puis, avec notre collaboration, ce jeu de clown est allé se différenciant. Des équipes se constituaient, qui étudiaient des projets, les préparaient, les répétaient, prévoyaient costumes et fards, faisaient assauts d’ingéniosité. Exactement comme nous voyons le faire pour nos textes libres. 

Et puis, un jour, nous nous sommes mis à préparer une scène de leur vie, sur la modèle de ILS JOUAIENT.

Les enfants étaient à Marseille, jouant en petits abandonnés sur les terrains vagues, volant et fumant. Puis le bombardement, les blessés et les morts, les maisons démolies, la sirène que les plus habiles hurlent derrière les coulisses ; puis encore la visite de l'Assistante qui veut sauver les enfants. Et enfin la nouvelle vie.

Les enfants venaient dans mon bureau et jouaient et rejouaient la scène prévue. Je notais les phrases prononcées qui devenaient comme les partitions de base, que nous mettions ensuite au point, et dont les auteurs allaient s’inspirer au cours des répétitions successives. .

Les enfants avaient compris là ce qu’était le théâtre ; leur sens de la vie, du tragique, du comique s’était développé puissamment. Les progrès, dès lors, allaient être excessivement rapides. Les grands imaginaient des scènes nouvelles, cherchaient dans les livres des sujets possibles. Nous avons vu des élèves lire toutes les farces du Moyen âge ou les scènes de Molière pour y chercher des modèles et des guides. Pendant de longues heures, entre 2 et 4, des groupes de garçons et de fillettes s’isolaient et nous les retrouvions dans quelque encoignure de porte, en train de répéter leurs scènes.

Car, et c’est une des constatations les plus révélatrices : tous les enfants voulaient être acteurs. Le problème ne se posait plus comme autrefois : qui pourrons-nous faire jouer ? qui acceptera ? qui sera capable de monter sur les planches ? Mais bien : comment équilibrer notre séance pour donner satisfaction au maximum d’élèves, et comment réserver des spectateurs. Car certains soirs, tout le monde était acteur : il n’y avait plus de public.

On voit tout de suite l’analogie avec ce qui se passe selon notre technique d’imprimerie à l’école. Au lieu de s’enquérir comme autrefois : qui saurait répéter ou imaginer un thème intéressant, il faut maintenant mettre de l’ordre dans la production complexe et enthousiaste de toute la classe.

Une autre constatation que les pratiques traditionnelles de préparation de fêtes ne risquaient pas de mettre en valeur est celle-ci : il y a un sens scénique inné chez les enfants et qu’il suffit de cultiver et de développer, non par la leçon mais par l’exercice vivant. L’enfant qui joue une scène qui fait corps avec sa vie, a son jeu axé non pas sur le jeu lui-même mais sur les réactions qu’il suscite chez les spectateurs. Et il est capable de modifier instantanément son jeu pour répondre toujours davantage à l’attente de ceux qui l’écoutent. Par l’exercice vivant donc, en suivant leur intuition finement aiguisée, nos enfants avaient fait, dans l'art scénique, des progrès que n’aurait pu approcher l’étude la plus minutieusement conduite. Et quelle ingéniosité pour parer aux insuffisances du décor ou des costumes ! Il faut, pour trouver une comparaison, aller chercher dans la comédie ou les mystères du Moyen âge.

Ce qu’avait donné trois mois à peine d’une telle préparation, sans aucun spécialiste, sans autre guide que notre commune volonté, nos stagiaires de Gap purent s’en rendre compte au début d’août 1945. Pendant que je faisais mes conférences, les élèves, sans l’aide d’aucun moniteur compétent, préparèrent et ordonnèrent la représentation qu’ils donnèrent devant un public de 200 personnes, avec un succès une n’aurait certainement pas permis d’approcher une préparation selon le mode traditionnel.

Ou plutôt ce ne sont pas là des choses comparables : nos techniques donnent la vie, suscitent la création permanente, passionnent acteurs et spectateurs et sont une éducation complexe et efficiente des possibilités humaines.

Essayez dans cette voie. Communiquez-nous vos réussites que nous publierons, non pas pour l’imitation servile mais comme exemples dont s’inspireront d’autres classes. Vous vous plaignez tous de l’extrême indigence du théâtre pour enfants, comme on se plaignait avant nous de l’extrême indigence des livres pour enfants. Vous avez désormais la porte ouverte sur des possibilités infinies comme l'imagination et l’ingéniosité enfantines, diverses et complexes comme le milieu dans lequel vous êtes plongé et dont votre théâtre sera l’enthousiaste reflet.