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Nous sommes des pédagogues et non des politiciens

Novembre 1950

Dans le premier numéro de L'Educateur, j’avais proposé comme thème central de discussion pour notre prochain Congrès de Montpellier : « Nos techniques au service de la Paix ».

J’avais « proposé », en annonçant que nous allions discuter de l’opportunité d’un tel thème dans L'Educateur et Coopération Pédagogique. Ce qui a été fait.

Contrairement à ce que je supposais, ma proposition a éveillé des susceptibilités et des craintes, comme s’il était osé de parler de la Paix dans le moment présent, comme si le thème de la Paix pouvait jamais être une revendication partisane ; comme si nous ne désirions pas tous la Paix, non point du bout des lèvres ou de la bille de notre stylo, mais par tout notre être meurtri au cours de deux guerres inhumaines et barbares.

Il ressort de la discussion amorcée, que nos camarades redoutent en général qu’une telle discussion nous entraîne, dans le moment présent, vers la politique et que, de ce fait, notre prochain Congrès soit agité par des considérations extra pédagogiques qui compromettraient notre unité foncière, vieille d’un quart de siècle.

Il faut donc que nous apportions encore quelques explications, que nous voudrions définitives et qui compléteront ce qu’on a pu lire d’autre part à la rubrique Esprit de l'Ecole Moderne.

A la C.E.L., à l'I.C.E.M., dans nos Congrès, nous ne faisons que de la pédagogie. Et notre prochain Congrès de Montpellier sera un Congrès exclusivement pédagogique.

Encore faut-il que nous nous mettions bien d’accord sur le sens et la portée de ce mot de pédagogie.

La Pédagogie, pour nous, c’est la science de l'enfant, l’étude de toutes les questions incluses dans ce problème dont nous avions fait le thème de discussion à notre dernier Congrès : « Comment former l'homme en l’enfant ? »

Nous nous réunissons à Montpellier pour discuter, certes, de toutes les questions de technique de travail scolaire ; pour étudier, en commission et en séances plénières, l’expression libre par le texte, le dessin, la gravure, le modelage ou la danse ; le calcul vivant ; la géographie par les échanges et les voyages ; l’histoire par la documentation sûre puisée, de première main, dans les archives, les musées ou les livres. Nous confronterons nos essais en projection fixe, en cinéma, ou en littérature pour enfants. Ce travail, que nous appellerons pédotechnique, est, sans nul doute, une des raisons d’être de notre mouvement pédagogique. Et je ne crois pas qu’on puisse nous suspecter de l’avoir négligé, tant en cours d’année que pendant les Congrès, si importante est la place que nous lui réservons, et si élevés les sacrifices que nous consentons pour le promouvoir et le développer.

Nous ne nous en contentons cependant pas, car nous estimons que ce serait étriquer scolastiquement le problème, et risquer des désillusions qui éloigneraient de nous tous ceux de nos camarades qui viennent chercher dans notre mouvement, par-delà la perfection technique non négligeable, loyauté, clarté et intégration logique de notre comportement de pédagogues dans le processus normal de la vie ambiante. Car tout se tient dans la vie. En voici quelques exemples pris parmi beaucoup d’autres dans notre vie C.E.L. :

Nous avons des ouvriers à la C.E.L. qui sont employés à la fabrication des composteurs dont vous vous servez. Se posent à eux, certes, tous les problèmes techniques d’un travail dont le rendement doit être satisfaisant pour que vos composteurs, solides et bien finis, répondent à vos besoins.

Seulement, si un jour le feuillard de laiton que nous recevons, et qui constitue la matière originelle, n’est plus exactement de dimensions, le travail de pliage et de perçage devient plus délicat et parfois même impossible. Force nous est de nous retourner vers le fournisseur de feuillard qui nous dira que, par suite des menaces de guerre et des difficultés qu'il rencontre pour se procurer le laiton, il n’a pas d’autres dimensions à nous offrir. Si ces menaces de guerre s’aggravent, nous n’aurons plus de laiton ; il nous faudra revenir au zinc pour vous fournir des ersatz de composteurs.

Si la perceuse se détraque, il faut bien que j’aie recours à un spécialiste, et si la situation nationale et internationale se complique, nous verrons réapparaître les coupures de courant qui paralysent, à certains moments, tout l’atelier.

Et on viendrait me dire : « Occupez-vous seulement de l’ordre dans votre atelier, sans vous formaliser de la qualité du laiton, de la bonne marche de la perceuse ou de la permanence du courant !» -

Ces détails pris dans notre vie doivent nous aider à mieux concevoir l’ensemble de notre devoir de pédagogues, le sens et la portée que nous devons donner à notre pédagogie.

Certes, nous nous préoccupons de l’ordre, de l’organisation du travail dans nos classes et du rendement dans nos ateliers. C'est notre souci pédotechnique.

Il ne suffit pas.

Quand les ouvriers doivent plier un laiton qui n’est pas de dimensions, ils s’énervent, se fatiguent, se blessent ; le désordre naît et les ouvriers sont les premiers à réclamer une meilleure organisation.

Nous ne pouvons pas nous désintéresser de la qualité des enfants qu’on nous donne à éduquer et nous devons réclamer, en pédagogues, quand ces enfants sont en mauvaise santé, quand ils sont mal ou insuffisamment alimentés, quand ils sont pervertis par le spectacle de la rue ou du cinéma. Si nous ne faisons pas cette besogne, qui la fera? Si je ne réclame pas au fournisseur de laiton, qui réclamera pour nous ? Le fournisseur croira que sa mauvaise qualité nous satisfait tout de même, que nous nous en accommodons, comme administrateurs et parents ne sont pas toujours conscients des relations entre nos possibilités éducatives et la santé et l’expérience de l’enfant dans son milieu.

Quand la perceuse ne marche plus, le désordre se met dans l’atelier. Quand le matériel de nos classes ne répond pas à nos besoins, il nous est impossible, à nous aussi, de faire du bon travail. Par notre passivité sociale, en nous cantonnant trop exclusivement dans notre domaine pédotechnique, nous avons laissé croire que nous pouvions nous accommoder de la détresse matérielle et technique de nos classes, et il nous est difficile aujourd’hui de faire comprendre autour de nous — et parfois aux éducateurs eux-mêmes — l’inéluctabilité de ces rapports qui conditionnent pourtant toute notre activité pédagogique.

Quel est celui d’entre nous qui pense vraiment qu’il lui suffit de se préoccuper de son strict travail scolaire et d’améliorer la qualité de son encre ou la netteté de son imprimé — qualité et netteté qui sont d’ailleurs dépendantes d’un approvisionnement normal en matériel ? Est-ce que dans nos villages — et même à la ville — nous n’intervenons pas sans cesse auprès des pouvoirs publics pour faire blanchir les locaux, réparer, enrichir et moderniser le matériel, organiser les cantines, les patronages et les colonies de vacances ?

Non, nous ne .pouvons absolument plus, aujourd’hui, isoler le problème pédotechnique du vaste problème pédagogique de l’éducation qui fera de nos enfants les hommes de demain. Et nos Congrès, qui sont nos grandes rencontres de travail coopératif, ne sauraient l’oublier, même lorsque cette conception normale et humaine de l’éducation risque d’avoir de profondes incidences sociales et politiques.

Nous ne sommes pas réunis dans notre groupe pour nous taire prudemment sur ce que nous croyons être la vérité. Nous sommes ensemble, et avec la plus totale loyauté, à la recherche de cette vérité.

Notre rôle est de poser les problèmes avec un maximum de logique et de sûreté. Et l’on dit avec raison qu’un problème bien posé est à moitié résolu. Quand il s’agira de la rééducation des anormaux, par exemple, nous ne nous contenterons pas de nos pauvres remèdes pédagogiques qui sont comme emplâtres sur jambes de bois. Nous devons très impartialement chercher ensemble d’abord les vraies causes de l’anormalité pour tâcher d’y parer. Et, parmi ces causes, nous rencontrerons inévitablement la mauvaise alimentation et la respiration insuffisante, l’exploitation capitaliste, la misère et la guerre. Nous n’irons pas plus loin au sein de notre mouvement pédagogique. Il ne nous appartient pas de discuter ici des solutions économiques, sociales ou politiques à envisager, ni de mener l’action pour l’aboutissement des revendications dont nous marquons l’urgence. Nous n’avons jamais eu l’intention de nous substituer aux syndicats et aux partis politiques. Nous formulons nos revendications de pédagogues et nous laissons ensuite le soin à nos camarades de défendre ces revendications avec clairvoyance et décision dans les associations, les syndicats ou les partis de leur choix, ou, s’ils le peuvent, par leur action personnelle individualiste.

C’est dans cet esprit que nous aborderons le problème de la Paix.

Nous dirons, d’une part, pourquoi la Paix est une condition vitale de l’éducation ; pourquoi et comment la guerre détruit systématiquement, matériellement, intellectuellement et moralement toutes les velléités de formation libératrice ; pourquoi nos techniques elles-mêmes ne sauraient survivre à une déclaration de guerre.

Nous sommes tous d’accord là-dessus. Nous sommes tous, obligatoirement, pour la paix, contre la guerre.

Si nous savons faire comprendre vraiment à nos collègues, ainsi qu’aux parents d’élèves, cette interdépendance essentielle entre Paix et éducation, nous les aurons engagés davantage à défendre, par tous les moyens en leur pouvoir, la Paix sans laquelle nos efforts n’auraient plus aucune raison d’être.

Nous aurons de ce fait apporté notre part de force et d’enthousiasme à l’immense mouvement qui soulève les masses contre la guerre qui vient, et pour imposer la Paix.

Mais nous n’irons pas plus loin. Nous avons indiqué la voie : à chacun de s’engager et de marcher dans cette voie avec les moyens et les compagnons de son choix. L’individu qui se donne en toute loyauté à cette œuvre de paix, accomplit son devoir, quelle que soit la forme qu’il donne à sa participation. Toutes les bonnes volontés se rejoindront inévitablement dans le sûr chemin de la Paix.

Nous avons cependant une autre fonction plus positive et plus active.

Les dockers peuvent, et doivent, en tant que travailleurs, en tant qu’hommes et pères de famille, dénoncer la guerre et lutter pour la Paix, chacun selon les normes et avec les associations de leur choix.

Mais en tant que dockers, des problèmes spéciaux peuvent se poser à eux : par le transport des armes et des munitions, ils peuvent apporter nourriture à la guerre, comme ils pourraient gêner la guerre en s’opposant à la circulation des engins de mort.

Nous aussi, nous pouvons, en tant qu’éducateurs, par l’éducation que nous donnons à nos enfants, rendre possible et servir la guerre. Comme nous pouvons, par une autre conception de notre travail et de notre action, préparer les individus à œuvrer pour la Paix. C’est à l’étude de ces questions que nous devons nous appliquer, en étudiant ce problème tout à fait particulier, que nul ne saurait traiter à notre place : Comment, par nos techniques modernes, pouvons-nous préparer la compréhension internationale et servir la Paix ?

Nous ne sommes pas les seuls à nous préoccuper de cette grave question. L’IJ.N.E.S.C.O. la porte à l’ordre du jour de ses travaux et étudie notamment la transformation des manuels d’Histoire pour la compréhension internationale et la paix. Seulement, nous pensons, nous, que les remèdes ordinairement proposés dans le domaine pédagogique sont insuffisants ; nous ne pensons pas, notamment, qu’une amélioration des manuels d’Histoire, surtout au premier degré, puisse avoir un effet notable. Nous aurons plus spécialement à faire porter les discussions sur les points suivants :

1° Former l'homme en l’enfant. C’est dans la mesure où l’individu, muni de courage et de sens critique, sait juger sainement les forces économiques et sociales dont il est la victime, que la guerre recule au bénéfice de la justice et de l’humanité.

(Il s’agira là d’un simple rappel de ce qui a été dit l’an dernier sur ce thème.)

2° Arracher l'enfant au mensonge et à l'asservissement. Par une discipline démocratique coopérative, par le travail pratique que nous faisons dans le domaine de l’imprimerie et du journal, du cinéma et de la radio. Si nos élèves, devenus hommes, savaient dévoiler et dénoncer le bourrage de crânes intéressé des forces sociales au service de l’exploitation, la Paix en serait également et très sérieusement renforcée. 

3° Agir nationalement dans le sens de l'inter compréhension des hommes par l’apprentissage pratique dans nos classes, dans les associations de jeunes, de la vie sociale, coopérative et démocratique.

4° Agir internationalement dans le sens de l’intercompréhension des hommes et des peuples. Tous les ponts que, par nos échanges, nous pouvons ainsi jeter par-dessus les frontières, entre ces vies d’hommes et de travailleurs, sera également une contribution efficace à la Paix.

« Si tous les enfants du monde voulaient se donner la main... », dit Paul Fort.

Les éducateurs de notre mouvement de l’Ecole Moderne se donnent la main pour participer à cette ronde de la Paix où ils sont réconfortés de voir entrer aujourd’hui des bonnes volontés de toutes tendances.

Toute œuvre de Paix, d’où qu’elle vienne, va dans le sens de l’éducation parce qu’elle va dans le sens de la vie. Un éducateur moderne est, sans sectarisme, mais avec toute sa sincérité, sa loyauté et son dévouement, un partisan de la Paix.