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Lutter pour de meilleures conditions de travail

Novembre 1952

Les techniques de l’Ecole Moderne gagnent du terrain à un rythme accéléré. Un dixième du personnel enseignant au moins est sérieusement « contaminé »; les autres suivront. Les psychologues, les pédagogues, les artistes, les administrateurs, surpris d’abord par ce mouvement de fond, parti de la base, des écoles même et du travail revivifié des éducateurs, examinent, scrutent et contrôlent pour reconnaître les avantages incontestables et la portée de nos réalisations. Fait caractéristique : les parents qu’on a dit parfois hostiles aux méthodes modernes sont d’emblée favorables aux principes de bon sens que nous énonçons et aux formes nouvelles d’école dont ils sentent l’efficience et la joie de création.

C’est là le côté positif qui marque pour nous un important et définitif succès. Il n’a certainement pas désarmé les opposants et les ennemis qui conjuguent paradoxalement leurs manœuvres pour essayer de déformer, de faire dévier et de réduire si possible une entreprise vraiment populaire, laïque et démocratique. Les uns pratiquent avec obstination la conspiration du silence ; d’autres essaient de démarquer nos techniques pour les scolastiser et s’en attribuer ensuite la paternité ; d’autres enfin vont ressassant les critiques inconséquentes auxquelles nous avons répondu cent fois, que toutes nos réalisations et la forme même de notre travail coopératif réduisent à néant, ce qui n’empêche point les sectaires de présenter comme réactionnaire le seul mouvement pédagogique progressif de France.

Mais il en est aussi qui, sans nier la valeur de nos techniques, ne veulent pas admettre qu’elles puissent influencer et transformer comme nous le prétendons, toute notre pédagogie populaire. Pour eux, il s’agit là d’une expérience, qui ne manque pas d’intérêt, mais qui ne dépassera pas le cadre des expériences parce qu’elle n’est pas à la mesure de la masse des éducateurs. Ils reconnaissent volontiers que nous sommes des apôtres, que nous aimons nos enfants, que nous leur sommes tout dévoués, que nous ne ménageons pas notre peine parce que nous avons foi dans notre idéal. Et ce sont ces qualités exceptionnelles qui feraient le succès de nos techniques, mais qui en circonscrivent aussi radicalement les perspectives d’extension et d’évolution.

Autrement dit, nous aurions créé et mis au point une méthode pour l’élite dont nous serions mais dont la masse des éducateurs ne pourra jamais se saisir, cette masse dont on parle avec quelque dédain, parfois même avec malveillance parce qu’elle n’aurait donc elle ni amour des enfants, ni dévouement, ni esprit de sacrifice, ni foi dans un idéal.

Et c’est pour protester contre une telle opinion discriminatoire que nous refaisons à nouveau une mise au point que nous voudrions porter cette fois jusqu’à des conclusions d’action dont on comprendra l’urgence.

***

Nous rappelons d’abord que nous ne sommes, à aucun titre, des éléments exceptionnels. Nous sommes des instituteurs de bonne volonté qui avons pris conscience des difficultés auxquelles nous nous achoppons et qui nous sommes unis pour leur trouver, coopérativement, des solutions pratiques. Les as de notre corporation, les pédagogues-nés, les spécialistes experts n’ont besoin ni de nos recherches ni de nos découvertes : ils n’ont pas attendu le texte libre ou l’imprimerie à l’Ecole pour comprendre leurs élèves et les intéresser, les passionner à leur travail ; ils n’ont besoin ni de nos fiches ni de nos disques parce qu’ils trouvent en eux suffisamment de subtiles richesses et de possibilités techniques pour remplir leur tâche avec maîtrise. Ces êtres exceptionnels même lorsqu’ils nous apportent leur précieuse collaboration ne sont pas les principaux bénéficiaires de nos efforts communs.

Nous sommes la masse des éducateurs qui n’avons pas suffisamment d’intuition et de subtilité pour lire derrière les fronts méfiants des écoliers. Nous avons dû mettre au point une technique de travail qui, par le texte libre, le journal et les correspondances, rétablisse les contacts et nous mette comme de plein pied avec les êtres à éduquer. C’est parce que nous ne sommes pas suffisamment riches de connaissances que nous avons créé notre Fichier scolaire coopératif ; parce que nous n’avons pas suffisamment de sens musical que nous éditons nos disques CEL.

Il est dans les milieux enseignants, comme dans tous les métiers, des techniciens experts qui sont capables de créer eux-mêmes leurs propres outils, de les aiguiser ou de les réparer pour sortir toujours avec maîtrise des situations complexes dans lesquelles ils se trouvent. Nous sommes la masse des éducateurs qui a besoin qu'on lui prépare les outils et les techniques de travail. Ceux qu’on nous présentait jusqu’à ce jour ne nous convenaient pas parce qu’ils étaient imaginés d'ordinaire par des éducateurs — directeurs, inspecteurs et anciens instituteurs — qui ne mettaient plus la main à la pâte. Nous nous sommes unis et organisés pour produire nos outils et pour mettre au point nos techniques de travail. Si ces outils et ces techniques ne conviennent pas encore à tous les éducateurs, c’est peut-être parce que nous n’avons pas encore poussé assez loin l’effort de préparation et d’adaptation. Mais c’est surtout aussi que les éducateurs ont été habitués à se servir d’autres outils, si imparfaits soient- ils et qu’il est difficile et long de les habituer aux outils et à la technique de l’Ecole Moderne. Mais le chemin parcouru nous est un garant que nous saurons mettre nos réalisations à la disposition de tous les éducateurs du peuple.

A travers les louanges qu’on produit parfois de notre action, nous sentons comme une injure la sous-estimation partiale des qualités et de l’effort de cette masse des éducateurs dont nous sommes.

« Nous aimons nos enfants, nous leur sommes tout dévoués ; nous ne ménageons pas notre peine parce que nous avons foi en notre idéal. »

C’est exact, mais, en cela, nous ne faisons point exception. Ces qualités sont celles du grand corps des instituteurs et des institutrices laïques français. Nous souhaiterions que ceux qui en doutent soient astreints à prendre notre place, ne serait-ce qu’une journée, dans l’école du hameau isolé ou dans la trop vaste caserne de ville. Ils verraient alors les problèmes par un autre bout de la lorgnette. Ils comprendraient qu’on peut peut-être accomplir sans l’aimer un travail de manœuvre, — enfoncer des pieux ou tramer des brouettes, — mais que l’homme est trop malheureux lorsqu’il ne parvient pas à s’intégrer à son travail ; que le menuisier a besoin de sentir sous sa main vivre le bois qu’il ajuste ; que le tourneur est fier de la perfection de son outil et que le fleuriste semble nourri de la même sève qui produit ses bouquets. On conçoit moins encore l’éducateur-manœuvre, détaché des vies qu’il cultive, indifférent aux destinées qu’il prépare, poussant sa brouette sans se soucier des blocs qu’il remue. S’il est un métier qui suppose intégration, donc amour, dévouement et idéal, c'est bien le nôtre.

Seulement, au lieu de nous encourager dans la perfection du tournage ou la production des œillets on semble s’appliquer à nous faire traîner des brouettes pour nous accuser ensuite de manquer de passion et d’allant.

Et le miracle est bien que tant de traîneurs de brouette aient gardé, tenace, leur idéal; qu’ils réfléchissent à leur sort, qu’ils réclament d’autres conditions de travail, qu’ils réalisent même, selon leurs possibilités et les contingences de milieu des prototypes à imiter de ce que pourrait et devrait être la grande ruche coopérative de l’Ecole moderne de demain.

***

Il y a, pour tout ce qui touche aux questions d’éducation, une grande incompréhension fondamentale, non seulement parmi les administrateurs et les parents d’élèves, mais également au sein même du corps des instituteurs qui continuent à accepter de travailler dans des conditions qu’aucune organisation ouvrière ne tolérerait de nos jours. Nous vivons encore, dans l’enseignement, sous le régime d’il y a cent ans, lorsque les patrons organisaient à leur gré leurs usines naissantes où l’homme n’avait pas encore su se réserver sa place à côté des machines qu’il était appelé à servir.

On transforme les fermes qui doivent abriter désormais tracteurs et machines ; on donne du large aux écuries qu’on lave à grande eau parce que le service d’hygiène l’exige pour la santé des bêtes. Mais l’école du hameau reste ce qu’elle était au début du siècle, et si on la reconstruit, c’est sur le même modèle parce que les machines qu’elle pourrait employer sont trop chères et que le service d’hygiène ne fréquente point ces écoles.

Lorsqu’ils doivent s’agrandir, les magasins d’Uniprix achètent à prix fort et rasent les pâtés de maisons avoisinantes pour y construire les locaux qu’exigent les services modernes de leur clientèle. La clientèle de l’école est moins exigeante : les locaux établis pour 30 enfants peuvent bien en contenir 50, ou bien on s’installera dans le préau... Les parents acceptent... et les instituteurs aussi. Alors, pourquoi se gêner !

Le garagiste a besoin, pour satisfaire sa clientèle, de machines modernes, précises et rapides. Il les achète, parce que c’est pour lui une question de vie ou de mort. L’Ecole, elle, ne change ni son matériel ni son outillage. C’est pour elle aussi une question de vie ou de mort. Mais on ne pose pas ainsi le dilemne parce qu’on la croit temple plus que chantier et qu’on ne mesure pas encore bien par quel biais, et pour quels buts, elle devrait préparer à la vie.

Les cheminots, les mineurs, les métallurgistes, les boueux se sont organisés pour défendre et améliorer non seulement leurs salaires, mais aussi leurs conditions de vie. Des lois sont intervenues pour assurer la sécurité et un minimum de salubrité dans le travail. Le contrôle de la main-d’œuvre inspecte les usines — et même la CEL — pour exiger que' soient aménagées les installations de sécurité indispensables, que soient prévus l’air et le soleil, l’espace et l’eau. Des délégués du personnel veillent au respect de ces lois.

Les associations d’instituteurs — qui ont joué leur rôle avec succès dans la défense des traitements — ont-elles fait tout leur devoir pour assurer de même l’air, la propreté, le soleil et la sécurité à leurs membres. Existe-t-il dans nos écoles des délégués du personnel qui puissent appeler à l’aide le secours de la main-d’œuvre toutes les fois que les règlements sont violés ne serait- ce que lorsqu’il y a entassement inhumain des élèves ?

Les mutuelles ont ouvert et entretiennent des maisons de repos et des sanas où se soignent, et parfois se guérissent, les camarades qu’a épuisés une méthode de travail dont la salive est l’unique outil. Et si au lieu de soigner les malades on prévenait le mal en réclamant l’utilisation à l’Ecole d’outils et de techniques modernes qui ont fait leurs preuves et qui diminuent incontestablement la fatigue pulmonaire et nerveuse des éducateurs !

Il y a là, on le voit, un élargissement et dans une certaine mesure un changement de front des revendications concernant l’Ecole, les enfants et les maîtres. Et c’est à ces revendications que nous voudrions intéresser tous les défenseurs de l’école laïque pour réaliser, moralement, techniquement et socialement l’Ecole de 1952 pour la société de 1952.

Loin de nous certes la pensée de ralentir et d’affaiblir la défense du standard de vie des éducateurs et de leurs libertés démocratiques dans l’exercice de leur métier. Les mineurs, les métallurgistes ou les boueux mènent cette lutte, ce qui ne les empêche pas de réclamer aussi et d’obtenir des avantages et des garanties pour tout ce qui regarde aux conditions de travail.

Pourquoi les instituteurs n’exigeraient-ils pas le respect, dans les écoles, des règles les plus élémentaires d’hygiène, de travail et de sécurité exigées par la loi dans les entreprises industrielles et commerciales, avec délégués du personnel chargés de veiller à l’application de ces lois, avec contrôle aussi — et efficace — de la main-d’œuvre et de l’hygiène ?

C’est une habitude à donner et à exiger. Pendant longtemps on a cru aussi qu’aucune action ne pouvait être entreprise pour l’amélioration des conditions d’hygiène et de propreté dans les étables, les laiteries et les boucheries. Et puis des résultats ont été obtenus. Il s’agissait de la santé des enfants... Mais n’est-ce pas justement de leur santé morale et physique aussi qu’il s’agît dans les mesures similaires que nous réclamons pour l’école ? Et les parents pourraient-ils y rester insensibles ?

Mais encore faudrait-il que les éducateurs ne continuent pas par leur acceptation passive de faire croire aux parents que cette santé physique et morale est assurée, qu'il n’y a aucun danger à entasser leurs enfants dans des locaux que très souvent, ils n’accepteraient pas pour logement, à les faire se détendre, si on peut dire, dans des cours qui ne trouvent leur pendant que dans les vieux logements des quartiers insalubres des villes.

Il y a là, d’abord, une action d’éclaircissement à mener. Avec l’appui certain des parents il sera facile ensuite de gagner la partie.

Nous proposons que soit tout de suite amorcée cette action sur les bases suivantes :

1° II est incontestable que, lorsque les conditions optimum de locaux, d'installation, d'aménagement et d'outils de travail sont réalisées dans les écoles, les instituteurs, comme les ouvriers et les employés, travaillent plus humainement et avec plus d'efficience.

2° On ne peut pas travailler normalement dans une classe si éducateurs et enfants ne disposent pas des outils de travail jugés nécessaires et de l'espace moyen exigé pour leur fonctionnement.

Des normes légales peuvent et doivent être établies. Elles ne seront pas les normes d'il y a 50 ans pas plus que les normes d'installation et de travail dans les usines ne sont celles d'il y a 50 ans. Il nous faut établir ces normes en considération des techniques modernes de travail.

Nous nous appliquerons à préciser ces normes.

3° Ces normes établies, et légalisées, il faudra les faire appliquer à tous les échelons.

Si les parents en comprennent la nécessité nous y parviendrons facilement. On sait trouver l’argent quand la masse des électeurs et des contribuables l’exige.

***

Pendant longtemps l’école a fonctionné comme en marge du monde du travail, avec ses habitudes propres et ses règlements, avec ses normes toujours en retard sur les normes de la vie. Les parents n’avaient jusqu’alors aucun droit de contrôle sur le fonctionnement de ce service et l’accès des écoles leur était formellement interdit.

Aujourd’hui l’école s’ouvre de plus en plus sur la vie, et nous sommes fiers d’y avoir contribué par nos méthodes qui tendent à normaliser et à mettre au rythme de la vie les processus éducatifs. Les parents s’intéressent désormais à l’école de leurs enfants. Ils comprendront qu’il y a là, comme à l’usine et au bureau, un front de défense et de revendications qui intéresse au plus haut point l’avenir du pays.

Réalisez pour le travail des éducateurs des conditions normales et humaines. Vous verrez alors ce que peut l’amour de l’enfant, le dévouement au peuple, la foi dans l’avenir de l’école laïque d’instituteurs et d’institutrices dont la France peut être fière.

Cette action, nous ne la mènerons pas directement nous-mêmes. Nous avons toujours dit que nous sommes une coopérative d’étude et de mise au point des techniques et des outils de l’Ecole moderne. Nous n’avons jamais prétendu nous substituer aux syndicats, aux Ligues diverses, aux partis politiques sur lesquels nous comptons pour l’aboutissement de nos revendications.

Nous disons alors à nos adhérents : ne vous cantonnez pas dans les recherches strictement pédagogiques sans considérer le milieu dans lequel doit lever la semence que vous avez jetée.

Intervenez auprès des syndicats, dans les partis politiques auxquels vous adhérez, pour y faire entendre notre voix et mettre l’accent sur des questions trop négligées dont nous montrons la prépondérance.

Sans sectarisme, sans parti-pris, mais sans compromission, agissez. On comprendra alors ce qu’est le vrai visage de l’Ecole moderne.