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La rénovation de l'enseignement

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Mars 1967

« Ce n'est pas avec quelques conseils, par des plans ou des leçons-modèles que nous avons influencé si radicalement la modernisation de notre École française — puisqu’on trouve aujourd’hui nos réalisations et nos techniques au carrefour de toutes les préoccupations pédagogiques des revues, des conférences, des conseils officiels... Ce qui transforme l’Ecole française, ce sont les outils de travail, nos techniques libératrices...»

C. FREINET,

L’Educateur, 15 octobre 1946,

 

la rénovation de l'enseignement
par Elise Freinet

Un danger guette nos jeunes camarades qui ne sont pas suffisamment informés des origines et du développement de notre mouvement pédagogique : l'instauration d’une simple pédagogie à d’Ecole nouvelle ou d’Ecole active sacrifiant toute théorie au mythe de « l'enfant agissant ». Par ce biais commode et relativement facile, on ouvre la porte à une pédagogie dépassée, à une scolastique pour laquelle l’activité des élèves, le jeu, l’exercice et bientôt la leçon prennent la place du réel travail. Un travail naturel, inscrit dans le rythme d'une classe où l'enfant développe au maximum sa personnalité dans une communauté qu’il sert et qui le sert.

C'est à dessein, pour éclairer nos camarades sur ce sujet brûlant, que nous avons placé en tête de ce numéro de notre Educateur, un écrit de Freinet qui au-delà des données de l’Ecole active situe nos techniques « dans le circuit normal de la vie » : là où l’Ecole active voit une occasion vivante et joyeuse d'occuper l'enfant pour l'instruire sans trop qu'il s’en aperçoive, la pédagogie Freinet instaure, dans des milliers d’écoles la rénovation de l’enseignement.

Ce serait une sorte de trahison que d'ignorer, par manque d'information, l'ampleur, le dynamisme et l’efficience d'une pédagogie qui dès ses débuts a vu grand parce que la vie est vaste ; qui a fait fond sur le travail parce que le travail est la marque de la grandeur de l'homme ; qui a lié sans cesse l’école au peuple parce que c'est le peuple qui fait l'Histoire. Il y a ainsi de grandes têtes de chapitre qui nous permettront toujours de déceler avec sûreté les forces essentielles et permanentes que nous devons mobiliser pour atteindre une éducation à hauteur d'homme, digne du destin de l'homme. .

Ce ne sont pas là des mots et moins encore une sorte de forfanterie qui permettrait de tirer la couverture à soi, en un moment difficile où nous seraient particulièrement utiles certains titres de noblesse.

Nos titres de noblesse n'ont besoin d'aucune caution : ils ont été écrits jour après jour, par la ferveur et la ténacité d'un maître sorti du rang, par la compréhension et le dévouement de milliers d'adeptes qui dans leur classe rendaient démonstrative une pédagogie réaliste et humaine, qui prenait les visages mêmes de la vie. C'est ainsi que, partie de la base, monta, redisons-le, au long des années à même le peuple, une rénovation de l'enseignement qui devait influencer toute la pédagogie française et, en partie, la pédagogie mondiale.

Il nous faut le souligner : c’est parce que l'œuvre de Freinet et de ses camarades a été par-dessus tout réaliste qu'elle a pu s'implanter dans les classes les plus pauvres, là où se posent avec acuité les problèmes éducatifs, dans les contingences souvent pénibles des écoles primaires. C'est parce qu'elle a été accrochée à ces données primordiales des contingences, parce qu'elle a toujours tenu compte des programmes officiels, des examens, des répercussions de l'école sur le milieu humain, que la pédagogie Freinet s'est bâtie sur des assises sûres qui ne redoutent pas l'épreuve du temps. Ce travail d’intégration à la vie du milieu social a été constamment facteur d’équilibre, de sécurité, d’assurance pour le maître et pour l'enfant dans l'exercice de leur fonction éducative et de leur personnalité.

Prudemment, méticuleusement, Freinet et ses camarades ont creusé larges et profonds les sillons de la rénovation scolaire permanente. Nous ne saurions trop recommander à nos jeunes camarades et aussi à ceux qui ne sont plus très jeunes, la lecture et la « relecture » de Naissance d’une pédagogie populaire. Ce recueil émouvant et instructif des textes de Freinet et de ses collaborateurs les plus marquants, nous fait découvrir, à chaque page, les initiatives hardies d'éducateurs accrochés à la pratique scolaire dans un net souci de rendement, mais encore et surtout dans un respect constant de la personnalité de l'enfant. C'est dans ces nobles engagements que se sont valorisées nos techniques pédagogiques et que, dans une quête enthousiasmante des valeurs de la vie enfantine, prenait corps une reconsidération radicale de la psychologie et de la pédagogie.

Et c'est ainsi que pendant la dernière guerre les persécutions, les tracasseries, l'emprisonnement imposés à nos pionniers par les forces réactionnaires de Vichy n'ont pu atteindre une œuvre qui déjà avait fait ses preuves à la hauteur de la vie scolaire et sociale.

Avec calme et assurance, Freinet pouvait, au lendemain du Maquis, sonner le ralliement de ses amis fidèles et reprendre le travail en commun. Rien n’était perdu d'ailleurs grâce à l'activité silencieuse des camarades restés sur place dans leur classe, grâce aux prisonniers refaisant dans leurs stalags et oflags des foyers de pédagogie Freinet ; grâce à Freinet surtout qui dans le camp de concentration avait eu temps et loisir pour mûrir son expérience dans ces ouvrages de pensée nouvelle et révolutionnaire que sont L'Education du Travail et Essai de Psychologie sensible.

Et c'est avec un optimisme invincible qu'il lançait au monde l'appel du renouveau pédagogique inscrit dans un petit livre magistral qui devait être traduit en douze langues par la suite : L’Ecole Moderne Française.

Tout était en place, en effet, pour que dans la pratique scolaire immédiate, puissent démarrer des techniques — au nombre impressionnant de vingt-huit !(1) — pour lesquelles étaient minutieusement donnés des conseils et directives d'adaptation au milieu scolaire.

Ce réalisme méthodique et que l'on peut affirmer scientifique a été si démonstratif et concluant, que les instructions ministérielles, elles-mêmes, s’en sont inspirées. Il suffit de reprendre, en effet, ces instructions, de 1923 à nos jours, pour y retrouver l'esprit et la justification de toute la pédagogie Freinet, Si ces instructions soucieuses d’un climat pédagogique nouveau, lié à la vie de l'enfant, étaient appliquées — et non systématiquement violées par ceux-là même qui ont charge de les promouvoir — c'est l'ensemble de nos camarades qui devraient être promus instructeurs de masse ! Mais voyez comment vont les choses, dans cette France cartésienne : nous sommes en réalité les seuls à n'avoir pas droit au chapitre et nos offres de généreuse collaboration pour le recyclage des maîtres, faites par Freinet et reprises par nous, ne semblent pas jusqu'ici devoir être retenues...

« On » dit, avec raison, que la pédagogie Freinet n'a pas tout inventé. Et, avec quelque peu de malveillance, « on » sous-entendrait volontiers que Freinet a emprunté des voies, bien avant lui tracées. II n'est qu'à relire les écrits de Freinet et de ses collaborateurs pour se rendre compte au contraire du sentiment de reconnaissance qui les anime à l’égard des maîtres de la pédagogie nouvelle.

« Nous nous engageons sans aucun scrupule, — écrit Freinet en 1946 (2) — sur tous les chemins qui mènent vers les buts que nous avons révélés.

Il faut que vous appreniez à connaître ces chemins, que vous vous familiarisiez avec les techniques qui ont présidé à leur construction, avec les ouvriers qui s’y sont dépensés avec la même bonne volonté que nous apportons à notre tour à la continuation de leur œuvre… Quels sont ces chemins ?

— Les méthodes maternelles y compris la méthode Montessori, auxquelles nous avons apporté tout le dynamisme instinctif des méthodes naturelles,

— La méthode globale de Decroly à laquelle nous apportons le complément merveilleux de l’imprimerie à l’Ecole,

— La méthode des centres d'intérêt de Decroly que nous délivrons de la forme scolastique par la vie de l’enfant et de la classe.

— La méthode Cousinet de travail d’équipe que nous nourrissons par les éléments d’activité par le travail sans lesquels elle ne serait qu’une décevante expérience anarchiste.

— La méthode des projets et du Plan Dalton que nous faisons passer dans le domaine de la pratique courante par nos plans de travail (et nos plannings).

— La Coopération scolaire à laquelle nous donnons but, aliment et ressources.

— La méthode de Winetka ( Washburne) que nous avons modernisée dans nos fichiers autocorrectifs... »

Cette complémentarité permanente apportée à l’œuvre méritante des pédagogues contemporains, est un aspect de l'œuvre de Freinet. Elle s’inscrit dans l'unité profonde, dans le mouvement d’une pédagogie qui sert la vie dans toute son amplitude et dont les techniques exposées dans L’Ecole Moderne française ne sont proposées que pour faciliter le démarrage, pour accéder aux données élémentaires qui ouvrent les voies d'une pédagogie de libération de l’enfant et du maître.

« Nous sommes en mesure d'affronter, plus que quiconque, te problème complexe de l'éducation du peuple », écrivait Freinet dans ce même leader du Ier mars 1946.

C'est ce problème complexe que nos jeunes camarades doivent aborder et comprendre. Il ne faut pas se satisfaire de détails ; se contenter par exemple de laisser l’enfant se livrer à l’observation statique d'un objet alors que « l’observation naît de l'inquiétude du sujet plutôt que des vertus de l’objet... » ; s’enfoncer pendant des jours dans un centre d'intérêt, alors que la masse des documents amassés a déjà défloré la curiosité de l'enfant, anéanti sa mémoire et tari la source de l'émotion culturelle ; s’immobiliser sur un texte libre par le recours aux manies tatillonnes d'une analyse du « sur place » et d'une scolastique grammaticale désuète alors que ces pratiques décevantes ruinent la spontanéité de l’improvisation ; se gargariser de slogans pédagogiques « à la mode »— car il y a toujours une mode pour les indécis et les insatisfaits — se satisfaire d'expressions vagues où plane le mystère : dynamique de groupe, pédagogie non-directive, pédagogie institutionnelle et même l'autogestion dont ceux qui en parlent ignorent le contenu simple et naturel : la coopération est par essence autogestion si le maître en a compris l'esprit de nécessité humaine, d’entraide spontanée, d’engagement de chacun dans l’œuvre de tous. Depuis près d’un demi-siècle, nos meilleures écoles coopératives font de l’autogestion sans se douter que des maladroits non informés allaient inventer le mot et en détruire, du coup, la portée historique. Il y a toujours autogestion dans une coopérative qui est guilde fraternelle ayant ses buts nettement définis et ses techniques de travail efficaces. Car, encore et toujours, c'est le travail qui va centrer l'effort de tous : toujours le travail offre à tout praticien la seule voie de libération et nous ne saurions trop recommander à nos jeunes camarades de relire cet ouvrage magistral appelé à juste titre l’Education du Travail et qui est une somme de vérités pratiques et humaines mise par Freinet à la portée de tous.

Il est encore un autre danger contre lequel nous devons nous prémunir : celui de donner le premier plan à la pédagogie au détriment de l’enfant. Celui d’ignorer que la pédagogie Freinet, n’a été promue que par égard pour l’enfant membre de la communauté, élément d'avenir dont l’existence changeante appelle une reconsidération inévitable de l’éducation.

Bon nombre de nos camarades — et pas seulement les plus jeunes — auraient tendance à revenir à des pratiques scolaires soucieuses surtout de la matière à enseigner, de la quantité des connaissances à acquérir.

C'est là méconnaître le redressement pédagogique si efficient et si humain opéré par les pionniers de l'Ecole Moderne, redressement qui doit dominer l’acquisition des connaissances pour accéder aux modalités d'une éducation digne du destin de l’homme. Et pour cela, d'abord, faire rattraper à l'Ecole son retard sur les conquêtes sociales ; la lier sans cesse au milieu humain, aux grandeurs du travail, l'intégrer dans cette éducation permanente qu'impose la vie.

Nous ne pouvons, hélas ! que regretter le retard angoissant d'une Education Nationale dont certaines notoriétés cherchent à maintenir en vain leurs prérogatives attardées, dans un monde si soudainement changeant et imprévisible.

Qu’importe ! Fidèle à son passé, la pédagogie Freinet s'emploiera par tous les moyens à adapter l'Ecole au monde nouveau sous le signe de la vie, de l'équilibre et, si possible de l'harmonie.

(1) C. Freinet, L'Ecole Moderne Française, chapitre Pratiquement, p. 147.
(2) C. Freinet, Educateur du Ier mars 1946.