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Janvier 1968

Vous vous plaignez de l’inappétence de vos élèves, de la faiblesse d'une mémoire que vous fatiguez par un exercice exagéré, conduit dans des conditions défectueuses.

Je n'ignore pas que la question préoccupe les pédagogues qui se sont rendu compte que vouloir seulement forcer la mémoire comme un vase qu'on remplit suscite une fatigue qui n’est que la réaction de défense de l’organisme malmené, et que cette fatigue disparaît lorsque l’enfant s’intéresse à ce qui se présente à lui sous une forme répondant à ses besoins profonds.

Mais l’école se rend difficilement « cette évidence ; ou plutôt elle ne l'admet point. Parce que, malgré cette inappétence, malgré cette fatigue, les enfants de notre siècle connaissent incontestablement beaucoup plus de choses que les enfants d'il y a cent ou deux cents ans, on en conclut que l’école a tout de même développé la mémoire, et qu'elle a raison de ne pas tourner le dos à des techniques qui ont fait leurs preuves.

Or, je me demande, moi, si la mémoire est vraiment une faculté qui soit susceptible de se perfectionner et de s’améliorer, du moins par les moyens directs habituels. La mémoire se présente comme une possibilité individuelle qui est, une fonction pour ainsi dire préétablie par les conditions physiologiques et mentales que nous portons en nous. Si ces conditions sont défavorables, si elles misent au fonctionnement harmonieux de l'organisme, il y a presque toujours baisse de la mémoire. Inversement donc, une santé solide, des modes de vie et de travail se développant dans le sens du devenir humain, facilitent le fonctionnement docile et fidèle de la mémoire. On peut donc améliorer et renforcer cette mémoire, en influant, du dehors et du dedans, sur le mode de vie, sur la santé, sur les fonctions essentielles de l'individu, sur la logique de ses rapports avec le milieu ambiant.

Mais prendre un individu donné et se préoccuper de faire fonctionner sa mémoire dans l'espoir de l'enrichir et de la perfectionner, n'est à mon avis qu’une dangereuse illusion. C'est comme si nous affirmions qu'un sentier s’améliore d'au¬tant plus qu'il est plus assidûment fréquenté. Et cela est exact d’abord : il s'élargit au passage, les pierres s’écartent une à une, l'herbe elle-même est repoussée vers les bords. Mais à partir d’un certain moment, si trop de pieds le martèlent, si de lourdes bêtes s’y aventurent, les bords s'éboulent, des trous se creusent et force sera de prévoir la construction de murs ou de solides remblais, l’empierrement des passages mouvants, la consolidation profonde du chemin malmené.

Illusion, dis-je. Ce que vous pouvez développer — et de là vient sans doute la méprise — c’est une certaine mécanique mentale, une technique plus ou moins mnémonique ; c’est l’utilisation plus rationnelle et plus poussée des signes de cor¬respondance ou de rappel, qu'ils soient nœuds au mouchoir, bâtonnets entaillés, caractères primitifs d'écriture ou formules modernes plus évoluées et plus compli¬quées qui matérialisent pour ainsi dire et fixent certaines étapes du souvenir. C’est là une façon comme une autre de pallier les insuffisances de la mémoire, d'aider à son fonctionnement laborieux. Il y a donc plutôt un renforcement indirect de la mémoire qui risque d’aboutir à la paresse et à l’atrophie d'une fonction qui se décharge peu à peu sur les appuis formels que vous lui avez donnés.

Ce qui développe incontestablement la mémoire, ce qui permet, du moins, d’y caser avec ordre et sûreté un plus grand nombre de faits et de notions, c’est cette précision croissante que les hommes tentent d’apporter dans leur conception de l’univers, les relations de cause à effet qu'ils découvrent, la logique avec laquelle ils engrangent les éléments de la connaissance, Mais nous sommes loin, vous le voyez, du vulgaire exercice scolaire de la mémoire, des catéchismes ou des résumés à apprendre par cœur sans les comprendre, des listes de mots ou de notions à in¬gurgiter sans qu’on saisisse ni leur portée profonde ni leurs relations — ce qui les rend d’ailleurs délicieusement interchangeables parfois.

Vous avez à faire dans ce domaine, n'est-ce pas ?

A prendre conscience d’abord de vos faiblesses et de vos inconséquences pour vous débarrasser enfin de pratiques qui ne se maintiennent que par empirisme et commodité. C’est si simple de donner à apprendre par cœur une leçon de caté¬chisme, de morale ou d’histoire qu’on serait d’ailleurs incapable d’expliquer! Et puis, cela fait tellement illusion, des mots qu'on peut répéter pour affirmer sa science, tandis que les vraies opérations intellectuelles gardent quelque chose d’intime, qu'il est bien difficile, et parfois impossible, d’extérioriser, qui se manifeste peut-être seulement par un éclair plus assuré et plus positif du regard, comme une fugitive illumination.

Il y a urgence à ce redressement,

C. FREINET

L’Education du Travail