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La non non-directivité

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Septembre 1972

Je crois qu'il est urgent de préciser  clairement nos positions au sujet de  l'attitude éducative du maître. Car des  idées se sont installées que l'on porte  souvent à notre crédit, alors qu'elles  ne nous appartiennent en aucune façon.

Je sais qu'il ne pouvait guère en être  autrement et que c'est dans la logique  des choses. Mais l'affaire prend un tel  tour qu'il nous faut absolument intervenir.
Car, brusquement, le monde s'est aperçu  que pendant des siècles, les éducateurs  avaient été directifs. Et on a soudain  basculé complètement : on est passé  de la directivité à son opposé: la non- directivité, avec autant d'exagération. Et  il s'est trouvé qu'en fait, au lieu d'offrir  la liberté, on a abandonné l'enfant  dans ses liens.  Mais, il est étrange de voir comment  ceci est difficile à percevoir.  Au niveau des jeunes en particulier  qui sont épris d'absolu et ne jugent  guère qu'en fonction du « tout ou rien ».  Leur étonnement est grand quand ils  s'aperçoivent que ce n'est pas si simple.  Que dans le domaine de l'éducation,  on ne sait pas tout, tout de suite. Et qu'il  faut acquérir de l'expérience.  Il faut dire que c'est beaucoup plus  exaltant, plus héroïque de « jouer la  liberté » sans concession, sans timidité,  sans crainte ni sans frayeur. « Nous,  nous n'avons pas peur d'aller jusqu'au  bout. »
En fait, une telle façon de voir pourrait  masquer, sous de grands airs avant- gardistes, une attitude de laisser faire,  de laisser aller, d'abandon, d'irresponsabilité, pour ne pas dire d'incompétence  et même parfois de fainéantise .
Je sais bien quel usage on pourrait faire  de ces propos. De toute façon il y a  toujours risque de récupération, de détournement. Mais pour la santé du  mouvement, ne faut-il pas que les choses  soient toujours dites.
Prenons l'exemple de l'art enfantin. Tant  de bons camarades et même très anciens,  très expérimentés et parfaitement à l'aise  dans des secteurs difficiles se rendent  parfaitement compte qu'ils ne « réussissent » pas dans ce domaine pourtant  fonda mental.  Ils ont pris, au pied de la lettre, la  parole de mai: « Il est interdit d'interdire ».  Et ils ne s' aperçoivent pas que leur  échec est dû à une mauvaise perception  des choses. Ils se sont dit, eux aussi :  « L'expression libre, c'est facile : on laisse  les enfants libres».  Eh ! bien, non. A mon avis, si on laisse  les enfants, on les abandonne, on ne  les laisse pas libres. Car, au départ,  les enfants ne sont pas libres, ils sont  conditionnés. Si on les laisse aller, on  les abandonne dans le courant de leurs  conditionnements. Si on veut les en  sortir, il faut agir, il faut prendre résolument la décision d'interrompre le cours  des choses. De ces choses qui ont toujou rs été imposées, subies. Et jamais  décidées.
Evidemment, c'est difficile à accepter, à  cause des mots « généreux » que nous  avons dans la tête et qui claquent comme  des drapeaux. - Et puis n'est-ce pas  prendre une terrible responsabilité? A-t - on le droit d'intervenir? Et la liberté?  Pour moi, la question est claire, j'ai  le devoir d'intervenir (D'ailleurs, la non- intervention est aussi un choix). Dans  la limite de mes possibilités, je ne veux  pas laisser les enfants, ou les jeunes  gens, ou même les adultes dans l'ignorance du monde de leurs libertés. J'essaie  de les y mettre. Après quoi, ils choisissent.
Je n'ai jamais pu accepter que pour  des raisons de timidité, pour des impressions superficielles et fausses, par  entêtement stupide et injustifié on puisse  refuser de mettre un pied dans des  terres qui sont peut-être merveilleuses.  Je refuse qu'on refuse avant d'avoir  goûté. C'est-à-dire en vraie connaissance  de cause.  Combien de fois n'avons-nous pas vu  des enfants et des adultes s'emparer  à bras le corps d'un langage ou d'une  technique qu'ils avaient commencé par  refuser. Si je ne les avais pas aidés à  faire les cinq premiers pas, ils n'auraient  jamais su. Cela peut-on l'accepter?  N'allez pas dire que je prétends savoir  pour eux ce qui leur convient. Je sais  seulement que cela leur convient peut- être. Je ne les contrains pas. Je me  contente seulement de les mettre en  situation de goûter vraiment à la chose.  S'ils y renoncent après y avoir vraiment  goûté, je n'insiste pas. C'est que cela  ne leur convient pas. Alors, à ce moment  seulement, je les « laisse» libres.
C'est là que l'on retrouve cette notion  si paradoxale de forçage de la liberté.  Mais avant que vous ne prononciez des  condamnations définitives, intéressons- nous aux résultats. Tenez, dans le couloir  à côté de la chambre où j'écris, il y a  une exposition. Et en particulier une  série de peintures dites libres. Ce n'est  pas horrible. C'est acceptable. On sent  une toute petite liberté d'expression.  Mais les arbres y sont marron, le ciel  bleu, l'herbe verte. Et les oiseaux ont  deux ailes parce qu'il faut qu'ils ressemblent à des oiseaux. Et les nids  des oiseaux sont bien blottis en rond,  comme il faut, à l'angle d'une branche  fourchue.
A quelques pas de là, des dessins libres  libres. Quelle différence! Ce qui frappe  instantanément c'est la variété des couleurs, des nuances, des formes, des sujets,  des techniques, des genres... On sent  que les enfants ont accédé à leur vraie  liberté. Tout est bien comme il leur faut.  Aussi quand les étudiants réagissent à  nos propos sur le desséchement de la  non-directivité, nous leur disons: Venez  voir.
Et ils sentent bien que si, au début,  on n'avait pas interdit la gomme, la  règle, la copie, le décalcage, les cowboys, les horribles Walt Disney, on  n'aurait pu faire lever cette marée de  créations. Et elles sont si diversifiées  que l'on sent bien que chaque enfant  a pu trouver librement son propre  chemin.
Alors, n'est-ce pas clair: il faut prendre  le second virage. On a dans un premier  temps nié l'extrémisme de la directivité. Il faut maintenant nier l'extrémisme de la non-directivité pour se  retrouver au lieu de la négation de la  négation, vers le centre. (Il ne s'agit  évidemment pas d'un juste milieu rigide  et définitif, mais d'un juste milieu qui  bouge parce que les circonstances changent continuellement.)
Eh! oui: elle reste toujours difficile  à prendre juste, la part du maître.  Elle n'est pas à situer au niveau du  maître, mais au niveau des enfants et  des groupes qu'ils constituent. Autrement, ce serait trop simple s'il suffisait  d' appliquer à tous le même traitement.  Alors que chaque enfant est le résultat  spécifique des avatars de son enfance.  
Tenez, je vais vous parler de Philippe  (8 ans).  C'est un garçon avec qui j'ai été sec  pendant une bonne moitié de l'année.  Comme je connaissais la famille, je  savais qu'il avait besoin, pour son développement, de s'appuyer sur des obstacles. Il ne m'en voulait pas, au contraire  même. Et comme il était intelligent,  il arriva parfaitement à comprendre que  je ne pouvais le laisser écraser les autres.  Puisqu'il fallait absolument qu'il domine, il ne pouvait s'en sortir que de  deux façons. Ou bien, il investissait  toute son énergie à rabaisser les autres  en les ridiculisant en toute occasion  (ce pourquoi, il avait déjà une habileté  extrême), ou bien, il essayait de monter  par lui-même. Ce qu'il réussit parfaitement à cause de son courage, de son  opiniâtreté, et aussi à cause de mon  aide... et de ma vigilance.
Si j'avais, sous prétexte de non-directivité,  laissé le groupe-classe à l'abandon, non  seulement j'aurais laissé pour toute chose  chacun dans le grabat de ses conditionnements, mais j'aurais permis aux  forts d' écraser sans pitié et négativement  les faibles. Il faut pouvoir consolider  les forts en leur permettant de se rassurer sur eux-mêmes. Mais il faut aussi  que les faibles puissent commencer à  se construire, petitement, miette à miette,  dans la tendresse extrême d'un environnement.
Voilà pourquoi je suis résolument pour  l'intervention, l'intervention multiforme  qui permet à chacun de se sentir autorisé  à lever la tête et à faire l'apprentissage  de la liberté qui lui fera trouver ses  propres chemins de compensation, de  réalisation et de sublimation.  
Evidemment, pour le maître c'est comme  la peinture à l'huile. C'est plus difficile  mais c'est bien plus beau que la peinture  à l'eau.