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L’enseignant Freinet peut-il être considéré comme un praticien chercheur ?

Dans :  Formation et recherche › recherche › 

 Cette question a été mise au travail au cours de la rencontre du secteur formation-recherche, le 11 décembre 2021. Modalité proposée : « débat en cascade » = répondre d’abord à la question individuellement, puis confronter nos réflexions par 2, puis par 6, puis en grand groupe, avec un temps limité à chaque étape.

 
 
1/ Nos réflexions individuelles :
 
CHD (Catherine Hurtig-Delattre)
 
J’interroge d’abord la formulation « enseignant-Freinet » : est-ce une réflexion à partir de sa propre expérience, ou une invitation à la généralisation ?
J’opte pour la première option, et je me demande alors : est-ce que je me définis comme « enseignante Freinet »? La formule dans laquelle je me reconnais serait plutôt « enseignante nourrie par la pédagogie Freinet -entre autres influences- ». Et c’est seulement en fin de parcours -et quand je n’ai plus été seule de l’Icem dans l’équipe d’école- que j’ai assumé ma référence à la PF face aux collègues et aux parents.
Puis : « est-ce que je me définis comme « praticienne-chercheuse » ?
Ma première réponse est non. Je me considère plutôt comme « praticienne réflexive »
Ma définition ? « Une praticienne capable de regarder ma propre pratique, de l’analyser et de la faire évoluer grâce aux échanges avec d’autres (dans l’Icem et hors Icem) et aux lectures (idem) » Il s’agit pour moi d’une démarche itérative continue (pendant 40 ans) entre ma praxis, celle des autres et les apports théoriques (agir-échanger-lire) Je m’y suis sentie tout le long du parcours en tâtonnement expérimental, et jamais en expertise.
Où serait le passage vers un statut de « praticien-chercheur » ? Pour moi, il est de nature méthodologique. Je me considèrerais comme praticienne-chercheuse si je prenais dans ma pratique un objet de recherche et que je lui appliquais une méthodologie de recherche : faire une hypothèse, prélever des données , les analyser, valider ou invalider l’hypothèse. Je n’ai pas eu l’occasion d’expérimenter cette démarche de manière méthodique au long de mon parcours.
Et pourtant il y a une question que j’ai creusée et pour laquelle je me considère comme experte : la coéducation. D’où me vient cette assurance d’une expertise légitime ? Il me semble que la différence vient de l’étape de transmission. En effet la boucle itérative : agir-échanger-lire s’enrichît d’écrire-être lue et transmettre-être reconnue. La formalisation du témoignage écrit sur ma pratique, elle-même construite à partir de mes lectures puis confrontée à mes premières expériences, m’a véritablement fait gravir une marche. Puis, la reconnaissance de cet écrit a suscité la construction de formations dans de multiples contextes et la rencontre de nombreux interlocuteurs sur cette question. J’ai peu à peu construit une expertise que je sens reconnue aujourd’hui par les autres (dans l’Icem et dans l’institution) et validée par moi-même.
A ce stade de mon parcours et alors que je ne suis plus en classe, je souhaite m’autoriser à devenir « praticienne-chercheuse » (selon la définition ci-dessus). L’occasion m’est peut-être donnée par mon entrée dans la recherche CIPES/Atd quart monde. J’y ai un statut de d’« accompagnatrice d’équipe», avec une légitimité assise sur mon double parcours de praticienne et de formatrice, mais aussi sur mon expertise dans les domaines de la coéducation et de la pédagogie Freinet. J’ai quelques réticences à y endosser un statut de chercheuse, n’ayant pas de formation universitaire ad hoc. Mais j’y suis encouragée par des pairs, formateurs et aussi universitaires. Un collègue prof en INSPE et membre du réseau école d’ATD quart-monde m’a dit « Tu rigoles ! Tu es plus qu’une chercheuse, tu es une trouveuse ! » Je m’aperçois que cette remarque affectueuse a produit un très fort effet de réassurance sur moi et qu’elle m’a donné confiance. Et c’est vrai, je peux aujourd’hui m’appuyer sur mes différentes expériences et proposer à cette équipe une méthodologie de recherche qui sera empirique, pas dans les canons universitaires, mais qui s’efforcera d’être robuste. A suivre…
 
 
CRG (Cécile Renaud-Goud)
Lorsque la question proposée à la réflexion nous a été dévoilée, plusieurs membres du groupe ont demandé des précisions, notamment à propos de la formulation « enseignant Freinet », Invitation nous a été faite de nous appuyer sur notre propre expérience pour y répondre. Or mon parcours m’empêche de penser la locution « enseignant Freinet » à la première personne, car je n’ai été que peu de temps en classe. J’ai donc fait le choix de me la reformuler ainsi : « L’enseignant Freinet tel que je me le représente peut-il être considéré comme un praticien chercheur ? »
Pour répondre à la question, il me fallait donc préalablement déterminer quels critères pourraient définir un·e « enseignant·e Freinet » d’après mes représentations. Parmi ces critères, j’ai gardé ceux qui me semblaient pertinents au vu de la question qui nous occupe.
Pour moi, c’est d’abord et avant tout un·e enseignant·e en réflexion sur sa propre pratique. Le tâtonnement est son quotidien. Iel se pose des questions, procède par essais-erreurs, ajuste sa pratique, fait preuve de curiosité, de créativité dans sa recherche de solutions. Iel s’appuie pour cela sur une observation fine de ses élèves, ainsi que sur la confrontation de ses points de vue avec ses pairs, au sein de son GD ou à toute autre occasion de rencontre. Sa pratique est vivante, toujours en mouvement. Pour moi c’est donc incontestablement un·e praticien·e qui cherche.
Pourtant, lors de ce moment de réflexion, je rechignais à qualifier cet enseignant chercheur de praticien-chercheur. Où étaient mes réticences ? J’avais l’impression que tout réside dans le trait d’union. Lors de mon récent parcours universitaire, j’ai beaucoup travaillé le concept de praticien réflexif. L’enseignant·e Freinet correspond pour moi exactement à ce que j’en ai compris. Pour autant, « praticien-chercheur », il me semble que c’est encore autre chose. Cela nécessiterait en plus une problématisation de la question de recherche, avec des choix méthodologiques qui évitent ou du moins identifient les biais possibles. Problématiser pour ne pas rester dans l’ici, maintenant, avec moi, mais permettre une mise à distance, une prise de recul, une généralisation. En outre, la recherche vise à une production de connaissances nouvelles, une étape de partage des résultats et de confrontation me semblerait indispensable.
Là, il m’a fallu m’arrêter un instant : n’étais-je pas en train de reproduire des préjugés tenaces entre terrain et recherche ? Je ne crois pas, tout simplement parce que je distinguais sans hiérarchiser, sans jugement de valeur.
Dans le temps qui m’était imparti, je suis donc arrivée à la conclusion que certain·e·s enseignant·e·s Freinet pouvaient à ces conditions être qualifié·e·s de « praticiens-chercheurs », et que tous étaient assurément des praticiens chercheurs, des « praticiens réflexifs ».
 
2/ Confrontation des réflexions à deux, puis en groupe restreint
 
Avec des expériences et des parcours différents, nous constatons les mêmes réticences à endosser le vocabulaire : « enseignant Freinet » aussi bien que « praticien chercheur ». Mais nous tombons aussi d’accord pour aller vers des définitions plus larges, qui pourraient nous définir également :
 
-          Oui nous sommes bien des « enseignantes Freinet », car nous nous référons à cette pédagogie, à sa pensée, à ses valeurs, à ses outils, même si ce n’est pas de manière exclusive. Et nous sommes des militantes de l’Icem-pédagogie Freinet, c’est-à-dire que nous ne vivons pas cette référence de manière isolée mais au sein d’un collectif qui nous nourrit, que ce soit au niveau d’un GD, d’un secteur ou de rencontres diverses (stages, congrès) Cette articulation de l’individu et du collectif entre adultes caractérise notre démarche.
 
-          Et oui nous sommes bien des « praticiennes chercheuses », si on considère qu’il s’agit de « chercher en permanence », ce qui revient à la notion de tâtonnement expérimental appliqué à notre propre pratique.
 
-          D’autre part nous constatons que le positionnement dans un système public qui nous tolère mais ne nous encourage pas dans nos pratiques (voire nous réprime) nous oblige à nous positionner sans cesse et à affiner nos positionnements.
 
-          Et enfin, notre pratique s’articule à une recherche par son positionnement politique, puisqu’elle vise une transformation sociale : ainsi le praticien Freinet se transforme, est transformé par le milieu et transforme le milieu dans lequel il s’inscrit. Et en cela nous reconnaissons avoir une expérience différente de celle du « praticien-réflexif ».
 
-          Nous concluons que la notion de « praticien-chercheur » (avec un trait d’union !) rattaché aux exigences méthodologiques (hypothèse, protocole, recueil de données, interprétation…) est un modèle qui appartient au monde universitaire. Il peut nous guider, nous nourrir, nous servir de référence - pour des recherches dans l’institution ou plus empiriques- mais ne doit pas dévaloriser les autres formes de recherches moins formalisées.
 
 
Catherine Hurtig-Delattre et Cécile Renaud-Goud