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La dévolution radicale, au coeur de la Pédagogie Freinet

Dans :  Principes pédagogiques › 

 

Avant-propos : La Pédagogie Freinet repose sur la primauté du désir et des processus1. Dans cette optique, créer un milieu coopératif et dévoluer tâches et  responsabilités s'avère essentiel. C’est le maître qui choisit la dévolution et instaure le cadre qui entraîne un travail authentique des enfants. Mais,  sans régulation2 du maître et du groupe coopératif la dévolution ne serait que chaos. C'est pourquoi le maitre doit penser la tension dévolution/régulation pour qu’elle soit propice aux apprentissages. Cela  nécessiterait d'autres développements au-delà de cet article.

 

Ce matin, pendant les ateliers d'écrits / travail personnel, les enfants se sont mis tout de suite à l'ouvrage. Laura a beaucoup à dire sur sa passion du cheval et les difficultés de sa famille à lui offrir cette activité. Mangudi entame un nouveau récit sur les pérégrinations d'une fille et de sa famille en quête d'une vie meilleure, merveilleuse. Hier, elle a écrit un poème où « La vie est tellement belle », loin de l'ancienne vie d'errance qu'elle a connue avec les siens. Yohan est totalement absorbé par cette rotation qui le mobilise en recherche mathématique depuis quelques jours. Busra Nur, Elif, Maïna et Noah désirent continuer la mise en scène de la création théâtrale dont ils ont fini le synopsis hier. Khizri veut absolument peaufiner sa fresque marine commencée en atelier « arts plastiques » la semaine dernière. Mailén met la dernière main à l'exposé sur l'Ardèche qu'elle a visitée au cours de ses dernières grandes vacances. Elias finit la rédaction de la fiche technique pour la réalisation d’un cygne géant à partir d’origamis dont il a décidé de proposer, avec Yohan et Thomas, ses deux copains, la construction coopérative à tous les enfants de l’école...

 

On aime bien ces moments de classe où l'on  sent un groupe en phase avec notre philosophie Freinet : enfants authentiquement au travail, instants de silence studieux où chacun peut « rencontrer cette solitude » propice à la création, moments d’effervescence où le groupe a éprouvé sa puissance collective par des échanges féconds. Le milieu coopératif s’est enrichi et les différents langages ont été travaillés et approfondis. Ces moments privilégiés où l'on ressent le plaisir intime d'être pédagogue Freinet, on voudrait bien sûr qu'ils soient quotidiens.

Quand on y regarde d’un peu plus près, en analysant les ressorts de telles séquences de vie, on constate que le désir était là, circulant dans le groupe, investi dans un travail coopératif, créatif. En clair, la dévolution a joué à plein. Elle s'est manifestée par différents signes. Elle a été le plus souvent « radicale ».3 Elle s’affirme comme un révélateur, un indicateur privilégié de la bonne santé d’une classe Freinet.

 

Les conditions de la dévolution

La dévolution, au sens didactique ordinaire, en tant qu’elle transfère la responsabilité de la tâche du maître à l’élève ou au groupe-classe, appelle une rencontre des désirs maître/élève(s) sur des bases artificielles. Au maître de penser des situations-problèmes les plus engageantes, les plus séduisantes possibles pour les élèves. A ceux-ci de s'investir bon gré mal gré dans la tâche proposée. Dans l’idéal-type de la pédagogie Freinet, l’action du professeur s’applique d’abord à la conception d’un milieu coopératif et matériel le plus riche possible, autorisant les enfants à une variété de tâches créatives, auto-déterminées. La primauté est donnée aux situations sur les dispositifs. L'éducation du désir est à l'œuvre. Le milieu, les évènements surgissant dans la classe vont susciter des impulsions créatrices, des projets de recherches, mettant en jeu des connaissances diverses.

Cependant le désir des enfants nous reste toujours opaque pour une large part. Cela n’empêche pas une rencontre des désirs élève(s)-maître dans le processus de  tâtonnement qui mène à la réalisation de l’œuvre. La qualité d’écoute et d’empathie du maître, mais aussi du groupe, sous condition d’une dynamique coopérative authentique, s’avère ici déterminante, relativisant les inévitables imperfections dans les procédures didactiques. Ces dernières ne sont pas à négliger pour autant. On leur accorde la place qu’elles méritent dans notre cadre, sans plus.4 Pour nous, la qualité de la relation est primordiale en ce qu’elle va permettre à l'enseignant de lire le désir de l’enfant et de l’accompagner au plus près sans le désapproprier de son projet, tout en recourant régulièrement au groupe.

 

La dévolution radicale requiert un milieu coopératif. Quand on vit collectivement des temps de création/production, on crée les conditions de la dévolution. Par exemple, les mises au point de texte collectives, la participation du groupe à un moment de la recherche libre mathématique d’un enfant, des séances de créations corporelles, un stage d’enfants5 en arts plastiques donnent outils, techniques, méthodes pour que chacun-e reprenne celles-ci à son compte dans ses productions et créations personnelles. Le pouvoir de dire « Stop ! J’ai besoin du groupe » intègre la dévolution. Elle se nourrit d’une mutualisation des puissances où les désirs singuliers interagissent. Quand Mangudi interpelle le groupe de son propre chef, en lui lisant le début d’un texte sur lequel elle reste bloquée, attendant de lui des suggestions pour une ou des suites possibles, elle garde la main sur son projet. A cette occasion, bénéfice secondaire et aléatoire, par les échanges suscités, des idées infusent (dans ?) le groupe.

 

La dévolution radicale, si elle a besoin de l’autonomie et la renforce dans une boucle récursive, est d’abord affaire de création. On pourra considérer qu’elle fonctionne pleinement pour tel enfant, tel groupe, le jour où certains outils comme le plan de travail ou les fichiers de travail individualisé deviennent inutiles. Cet enfant, ce groupe tournés résolument vers le travail créatif n’ont alors plus besoin de ces béquilles.

La dévolution radicale n’est pas l’abandon de l'enfant à ses déterminismes. Elle ne saurait être totale avec le risque d’une individualisation sclérosante et d’un activisme stérile. Dans notre contexte, elle n’est effective que si elle se concrétise par une réelle construction des langages (écrits, artistiques, mathématiques, corporels, scientifiques...), un accroissement de puissance de vie. On l’interrogera toujours dans cette perspective.

 

Elle ne relève pas non plus de la non-directivité : l’étayage et la guidance d'un maître exigeant et à l’écoute garantissent le bon fonctionnement de la classe. Elle s’avère au contraire une voie privilégiée pour des problématisations fécondes, ancrées dans le sensible, qui lui donnent au final tout son sens. Questionner un texte libre sous l’angle de la littérature aura une autre résonance dans l’esprit des enfants que de travailler d’emblée sur un texte de littérature enfantine. Ils prendront conscience, en situation, de l’égale dignité de leurs propres productions, dès lors que la sincérité du propos est perceptible. Partir d’un texte documentaire d’enfant qui  relate une expérience de vie traversée de découvertes historiques, géographiques ou scientifiques, pour le questionner ensuite sous un angle seulement factuel ou purement informatif ne saurait être suffisant.  Il nous faut amener les enfants vers des questions problématiques pouvant déboucher sur des transpositions, des invariants, des concepts génériques6. Poser un regard sur une peinture d’enfant répondant manifestement, ce jour-là, à une nécessité intérieure, lui trouver fortuitement un écho dans une œuvre de grand maître, pour mettre en question des techniques, des matériaux, des intentions… Autant d’expériences ouvrant à une approche intime, sensible et personnelle  de la connaissance.

 

Quels effets ?

La dévolution radicale à l’œuvre au quotidien serait donc l’acquisition par les enfants du sens du problème, afin qu’ils ne s’en tiennent plus, à terme, au jeu des questions-réponses. Quand ce souci de la problématisation, porté au départ par le maître, est très présent dans la classe, on voit s’installer progressivement certaines attitudes et réflexions. Les enfants, au cours du cycle 3 au moins, en viennent à distinguer explicitement ce qui relève du débat ou de simples réponses à des questions fermées. Certains commencent à s’engager de façon autonome dans des recherches mathématiques libres, en trouvant par eux-mêmes un défi-problème conforme à l’essence de la discipline. Les textes présentés par les camarades ne seront plus lus ou écoutés sous un angle seulement formel, mais avec la quête permanente des intentions de l'auteur et/ou des relations avec d’autres œuvres d’enfants ou d’adultes…

 

 On pourra sans doute mesurer les effets d’une dévolution radicalisée, prédominante dans une classe Freinet, sur des temps de dévolution plus ordinaire. Quand, à l'occasion d'une dictée coopérative, les enfants jouent le jeu du conflit socio-cognitif autour de la bonne orthographe sans solliciter le recours du maître, quitte à aller chercher les réponses dans les outils adéquats,  quand dans un débat scientifique, il ne vient à aucun enfant l’idée de demander une validation du maître sur tel ou tel argument, on peut penser qu’ils manifestent un autre rapport au savoir. Ils savent pourtant que le maître sait ou est en position de savoir mais ils « jouent le jeu ». Sans doute ont-ils intégré, par les conditions instaurées par le maître dans la durée, qu’ils peuvent chercher et trouver par eux-mêmes. Porte ouverte vers l’émancipation sociale et intellectuelle, par une pédagogie fondée sur une transformation des rapports de production des savoirs.

Pierrick Descottes – LRC ICEM - Décembre 2015

 



1    Cf « Eléments de théorisation de la pédagogie Freinet » - Editions ICEM

2    La régulation relève de la part indispensable du maître qui pense les stratégies d'accompagnement des enfants dans leurs cheminements vers la connaissance.

3    « La dévolution radicalisée suppose de créer le milieu d'une pratique sociale (scolaire) où l'élève se vit comme auteur de ses tâches, auteur de ses propres processus d'apprentissage, et co-auteur du milieu lui-même conçu comme processus coopératif. C'est à cette condition, en pédagogie Freinet, que se déploie l'effectuation du désir dans un processus d'implication, de rencontre et d'altération mutuelle des désirs ». Eléments de théorisation de la Pédagogie Freinet – Editions ICEM

 

4    On peut utilement se référer à la didactique classique pour positionner notre approche. Voir le schéma proposé par G. Sensevy et A. Mercier dans l’ouvrage « Agir ensemble : l’action didactique conjointe du professeur et des élèves » (PUR – 2007). Ceux-ci instaurent une définition du jeu didactique, avec au départ la proposition d’une situation-problème par le professeur qui en dévolue ensuite la tâche à l’élève. Au professeur de penser ensuite les moments de régulation dans la construction des apprentissages visés et, à terme, un temps d’institutionnalisation/validation permettant de formaliser l’apprentissage effectué avec les élèves.

            En Pédagogie Freinet, le temps zéro de l’impulsion créatrice revenant à l’enfant concilie définition du jeu et dévolution. La régulation relève du tâtonnement expérimental avec les recours-barrières du milieu auquel participent pleinement le maître et le groupe et se caractérise par une transformation, et si possible une problématisation, de la production et des connaissances premières. L’institutionnalisation/évaluation se concrétise dans la réalisation réfléchie, formalisée d’une œuvre reconnue par le groupe.

5    Un « stage d'enfants » est un stage massé, généralement d'une semaine où une classe, voire une école entière, va travailler de façon intensive (au moins 2 ou 3 heures par jour) sur un langage et les techniques s'y rapportant, dans le but d'une appropriation et de réinvestissements ultérieurs dans les productions personnelles des enfants.

6    La construction d'un langage de secondarisation s'avère un enjeu déterminant d'une école émancipatrice. Cf, entre autres, JY Rochex et J. Crinon dans « La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement » (PUR – 2011)