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mécanisme du savoir

 

Comprendre c'est un processus qui part d’une expérience sensible de la réalité pour la transformer en concept, c’est-à-dire réduire cette réalité à un langage afin de rendre le savoir acquis utile, opérationnel, « transportable ». C’est aussi être capable de mesurer et d’anticiper les effets produits d’un savoir.

 

 

Lors des activités quotidiennes d’expressions libres dans ma classe, activités contraintes par le temps (environ 10 minutes)et son obligation d’y participer, j’ai pu constater que l’enfant et, par extrapolation d’une façon introspective, tout individu passaient par plusieurs étapes pour atteindre la maîtrise d’un savoir qui, quelquefois, pourra, à un moment donné,  s’affranchir des lieux communs pour aller vers une forme transgressive (non pas au sens politique ou sociologique) que l’on pourra qualifier de création.

C’est par l’observation répétée du moment d’expression libre avec de la pâte à modeler que j’ai fait le constat que les enfants passaient tous par les mêmes étapes mais pas en même temps. Par la suite, j’ai pu vérifier que ces stades étaient observables pour d’autres formes d’expression libre : le dessin, le collage mais aussi le texte libre.

En réfléchissant à mes propres cheminements m’ayant permis d’acquérir mes connaissances, en observant les cheminements d’autres personnes, j’en suis arrivé à constater que les processus d’apprentissage que j’ai observés en classe depuis de nombreuses années sont, semble-t-il, les mêmes pour tout le monde.

« L’enfant est de même nature que l’adulte ».

Il était temps que j’enfonce des portes ouvertes.

 

 Quelles sont ces étapes observées avec La pâte à modeler ?

La Manipulation : l’enfant découvre sensiblement l’objet et va agir dessus. Il découvre ses propriétés, c’est gras, c’est mou, ça laisse les traces de doigts etc. Ça s’émiette, ça s’écrase… Il construit une expérience proprioceptive en manipulant. Mais aussi, quelquefois, l’enfant se refuse à appréhender cet obscur objet mou et un peu collant. La nouveauté créée de l’insécurité que l’on peut ou non surmonter.  C’est dans ce contexte que l’on mesure l’importance coercitive du groupe classe qui va conduire implicitement tous les enfants à se lancer dans la manipulation de la chose… à un moment donné. Quand ? Ce temps est celui de chaque enfant, première étape d’une construction de savoir-faire.

La Transformation : l’enfant peut faire des boudins avec sa pâte à modeler, des boules, des galettes, il peut en faire des « escargots » …

La Composition : l’enfant est suffisamment familier pour maîtriser des techniques, pour transformer la matière au service de sa recherche. Il met son savoir-faire au service de la composition qu’il a en tête. Il organise ses transformations, il organise le monde avec son savoir-faire. Il fait un paysage, une fleur, des bonshommes, des lettres etc … qu’il inscrit dans un espace (une planche de bois, une boite etc …)

La Création : à ce stade, l’enfant compose de façon convenue, plein de sa maîtrise et sûr de son fait. Et puis un jour, il s’affranchit de la convention pour aller vers l’inattendu. C’est la phase de création. Passer de l’attendu (le concept) à l’inattendu (la création). Passer du lieu commun au lieu personnel.

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Conjointement, d'autres facteurs viennent s'ajouter à ces stades qui fonctionnent également comme   des stades de construction des savoirs selon des principes de socialisation. Cette fois, il s'agit de stades de comportement dans un contexte moins contraignant, plus libre dans l’action :

Imitation, (mimétisme) agir comme : début de la socialisation. Le plus important c’est de ne pas être trop éloigné des autres. Action individuelle mais aussi action répétée par mimétisme où l'enfant agit selon des codes formels observables. Il n'en comprend pas nécessairement le sens mais il agit selon une certaine conformité qui lui semble être une reproduction de la réalité sociale observée. C’est la phase de manipulation de la réalité sensible. Agir sur les propriétés de l’objet et éprouver ses capacités à transformer l’objet ou le manipuler. Pour un jeune enfant, il est facile de repérer ses actions qui vont imiter ce que les plus âgés vont faire, sans intention, sans transformation. Il va appliquer une stricte copie vide de sens mais ayant pour seul désir d’être avec et de faire comme son modèle social. Comme adulte, il suffit de penser à des situations où nous nous retrouvons dans un groupe dans lequel nous ne connaissons personnes et dont nous allons imiter les pratiques pour donner l’illusion de l’intégration. Le groupe va quelque part on le suit. Les individus se touchent le coude, on fait comme eux. Ils mangent avec les doigts, ils rient d’une blague et on rit, du moins on montre une satisfaction susceptible de ne pas attirer l’attention.

Il est à noter que l’imitation n’est pas un lieu commun intuitif dans l’activité obligatoire d’expression libre dans ma classe. On pourrait en effet s’attendre à voir des dizaines d’escargots, des centaines de serpents… mais non, c’est très surprenant de faire le constat que l’imitation stricte et formelle de la transformation de la matière ne soit pas l’usage commun des enfants.

Transformation :     agir avec : je me familiarise avec un objet, une pratique sociale pour un usage adapté, pour une bonne intégration. De la découverte des propriétés de l’objet à ma capacité à agir dessus, je vais en mesurer les transformations. Ma fréquentation répétée des mêmes personnes, des mêmes lieux, va me conduire à transformer petit à petit mes comportements, à les rendre plus adaptés, plus naturels, moins visibles. L’insécurité c’est la crainte ou le fait de se trouver jugé par des membres familiers. La sécurité c’est se rendre invisible, c’est-à-dire conforme aux attentes du groupe de référence.

Conceptualisation (composition) : agir pour faire d'un savoir un objet utile, utilitaire. C’est le stade où je peux transformer un savoir sensible en langage (c’est, à mon sens, un appauvrissement du savoir. Mais plus on avancera en âge, plus le langage se substituera à la raison sensible pour tenter de décrire la réalité. Or si on se souvient de ce qu'on a vécu, on ne se souvient pas de ce qui s'est passé.) L’objectif de la conceptualisation, c’est la modélisation d’un savoir pour en faire varier les paramètres, le modifier, l’adapter, l’institutionnaliser. Tout est explicité. Tout est dit. C’est à ce stade que la stabilité s’installe. Le savoir est stable et la répétition de son usage, quel que soit le contexte, reste cohérent. C’est le stade de la conservation. Mais c'est aussi le stade de la conversation.

C’est aussi le stade de l’expertise sociale où on saura agir de façon adaptée en connaissance de cause dans un milieu particulier, avec un groupe qui nous était étranger dans le passé. Le langage peut conceptualiser une pratique, un usage, une langue.

Symbolisation : contrairement au sens commun avancée dans les théories du développement, la symbolisation est une évocation synthétique et réduite d’une réalité, d’un savoir, d’un concept. A mon sens, le stade symbolique n’est pas le premier mais bien celui qui suit celui de conceptualisation. Le drapeau français est un symbole de la nation française. Tout est concentré dans le symbole mais rien n’est explicité. Il s'agit donc à ce stade de maîtriser l'implicite dont est porteur tout symbole. La Nation est un symbole langagier qui est constitué de la somme de son histoire. La Nation n'est pas un savoir mais un symbole car le mot ne dit rien de ce qui la constitue mais le mot se suffit à lui-même quand il s'agit de le convoquer pour exprimer une idée.

La culture est ce qui conduit vers le symbolique. La culture c'est le savoir social partagé au sein d'une communauté. Au sein d'une communauté, la culture est ce qui se traduit par des gestes, des paroles, des traditions, des croyances partagés chargés d'implicite. Le risque de l'usage du symbole c'est de s'affranchir d'une analyse régulière de ce qui fait sa fonction, sa nature et sa nécessité. Le symbole est le lieu où se constituent les idéologies. En pédagogie Freinet, les mots « création », « coopération », « émancipation » etc … sont devenus bien plus des symboles qu’une réalité observable. C’est pourquoi il s’agit régulièrement de les interroger et de les confronter à nos pratiques. Y-a-t-il de la création là où je dis qu’il y en a ? Y a-t-il émancipation grâce aux pratiques, aux techniques, aux outils mis en place dans ma classe ?

 

Création : agir contre, faire d'un savoir un objet de création au service d’une pensée transgressive, d’une expression inattendue. La création s’affranchit des usages, des coutumes, de la culture communautaire sans nécessairement la remettre en cause, mais en constituant de l’inattendu là où chacun s’attendait à y voir un lieu commun. Le lieu commun c’est ce qui rassure c’est ce qui est stable, c’est ce qui nous éloigne de la mort… symboliquement (puisque biologiquement, chaque instant qui passe nous en rapproche). La création, c’est ce qui nous met en déséquilibre, c’est qui nous trouble pour le meilleur et pour le pire, c’est l’inquiétante étrangeté, c’est un inconfort perceptible sensiblement. On va s’en éloigner en essayant de rendre cela plus familier qu’il n’en a l’air. D’un savoir stable, celui dont on dispose et qui marque sa permanence par la répétition attendue, va surgir ou apparaitre subtilement quelque chose qui s’est déplacé ou renversé, ou inversé en dehors de ce qui est la convention, notre usage.

 

Le modèle explicatif fonctionne aussi pour la philosophie :

« Transcendance » ...

Voilà un mot lâché par le prof de philo quand on a 17 ans en terminale, au lycée. Il le définit, il le contextualise, il multiplie les exemples. Cependant, rien n’y fait. Aucun élève ne comprend le sens de ce mot dont il ne porte aucune expérience sensible. Aucun ne l’a jamais entendu dans sa famille, dans son milieu culturel, ni dans son milieu social. Alors quoi ? Le prof va petit à petit leur demander d’utiliser ce « concept » philosophique dans des exercices de rédaction, d’analyse.

Comment faire pour utiliser un mot que l’on ne comprend pas ?

On va le mettre dans le même type de phrase que celle qui est exemplaire dans la leçon, que celle dont le prof fait usage. C’est la phase de manipulation. « Faire comme ». Autrement dit, l’élève va reproduire la même phrase de façon formelle en essayant de se rapprocher d’une certaine vraisemblance. La forme pourrait peut-être révéler le fond lors de la correction du prof. De coups foireux en réponses positives, la répétition va permettre à chacun de s’approcher sensiblement un peu plus de la réalité sémantique du mot. Si c’est bon à chaque fois que je l’utilise dans ce type de phrase alors je vais multiplier les expériences orales ou écrites pour bien m’en familiariser. C’est la phase de transformation. « Agir avec » le mot. Et puis à chaque fois que je l’utilise dans différentes formes, ça tombe de plus en plus au bon endroit, ça sonne de plus en plus juste.

Familier du mot, je peux à présent en proposer une certaine définition personnelle mais attendue. Je peux l’utiliser dans mon propre discours, dans mes propres écrits. « Agir pour ».  Le mot « transcendance » est au service de ma pensée mais surtout de ma parole. Je peux composer avec, je peux organiser ma pensée avec.

Et puis un jour je prends conscience peut-être du caractère discutable de ce qui est attendu dans l’usage de ce mot. Je veux en contester le sens ou bien je veux l’utiliser d’une façon dissonante soit de façon formelle soit d’une façon plus philosophique. Je créée un usage et une occurrence inattendue. Je mets tout mon savoir-faire dans l’usage de ce mot au service d’une perception nouvelle, d’une expression nouvelle.

Attention à ne pas confondre ce qui est inattendu du point de vue de l’auteur et ce qui l’est d’une façon plus universelle. La création ne se traduit pas par une expression singulière et universelle mais par une dissonance personnelle à ce qui était attendu de l’auteur.

 

 

Mais finalement à quoi ça sert de savoir ce que j’ai exposé précédemment ?

2 choses :

1.      Comprendre que ces stades existent et que leur durée est variable selon les enfants. En tant qu’éducateur, on accepte mieux les différences individuelles quand on comprend les mécanismes de construction du savoir. Repérer les stades de construction d’un savoir cela nous aide à lâcher prise. Cela permet de repérer les phases de progrès de chaque enfant mais en les inscrivant dans des temporalités individuelles propre à chaque enfant.

2.      Comprendre que l'installation de routines en classe est essentielle pour étayer les savoir-faire en cours d'acquisition. Cela sert à comprendre que la « nouveauté permanente » (oxymore) observée dans beaucoup de classes ordinaires, plus qu'elle ne structure la pensée et réactive la motivation et l'intérêt des enfants pour les apprentissages scolaires, renforce l’éloignement aux savoirs scolaires chez certain et les conduit à nourrir un sentiment d'incapacité ou d'échec. Au contraire, la répétition systématique c’est l’ennui annoncé... pour des activités répétitives fermées, ou sans enjeu. Si toutes formes d’expressions libres sont institutionnalisées, on institutionnalise l’incertitude et l’inattendue. L’ennui n’a pas sa place.