Raccourci vers le contenu principal de la page

Enseigner la prononciation des langues étrangères : pourquoi ? comment ?

Enseigner la prononciation des langues étrangères :
pourquoi ? comment ?

 

Robert Jeannard - version du 27/04/2016

robert.jeannard[arobase]wanadoo.fr

Article paru dans le nº 228 (juin 2016)

de la revue Le Nouvel Éducateur ICEM-Pédagogie Freinet

 

Pourquoi enseigner la prononciation aux adultes ?

Les publics adultes des cours de français langue étrangère sont divers par l’âge, l’origine, la langue maternelle, la scolarité antérieure, l’ancienneté du contact avec le français, etc. Même lorsqu’ils vivent en France ou dans un autre pays francophone, ils ne se trouvent pas forcément en situation d’immersion linguistique. En famille, ils parlent souvent leur langue d’origine et font appel à leurs enfants lorsqu'ils ont besoin du français pour une formalité administrative. Au travail, ils peuvent se retrouver entre étrangers comme dans les métiers du bâtiment et communiquer alors dans un sabir fort éloigné de la norme. 

Il en résulte qu’on ne peut pas toujours compter sur le « bain de langue » pour l’acquisition d’une bonne prononciation et que ce « bain de langue », lorsqu’il existe (cas d’un étranger vivant avec un conjoint français), n’est pas suffisant. Tout le monde a rencontré des étrangers arrivés à l’âge adulte en France, y vivant depuis des années et socialement intégrés dont la prononciation rend la communication difficile. 

Comment expliquer cette difficulté de beaucoup d’adultes à apprendre à prononcer une langue nouvelle en situation naturelle d’immersion, alors que le petit enfant apprend naturellement à prononcer sa langue maternelle à travers les interactions avec son entourage ? Pour le comprendre, il faut recourir au concept de « crible phonologique ».

Le rythme, la mélodie et les sons de la langue (phonèmes), diffèrent d’une langue à l’autre. En apprenant à prononcer les sons de notre langue maternelle, nous désapprenons simultanément à prononcer et à reconnaître les autres sons, nous acquérons un « crible phonologique » ou « filtre phonologique » qui nous rend « sourds » aux phonèmes des langues étrangères. Lorsque adultes, nous apprenons une langue nouvelle, nous devons casser ce crible phonologique. Or, il est beaucoup plus difficile de défaire une habitude, de “désapprendre”, que d’apprendre quelque chose de nouveau. Apprendre la prononciation d’une langue nouvelle est donc plus difficile à un adulte qu’à un enfant et justifie un enseignement spécifique.

Méthodologies de la répétition et de la transcription phonétique

L’injonction « Écoute et répète ! », qui semble découler du bon sens, tient lieu de méthodologie aux enseignants non formés à l’enseignement de la prononciation, cas de nombreux bénévoles. Pourtant, savoir que le français compte à l’oral 36 phonèmes dont 16 voyelles, 17 consonnes et 3 semi-consonnes serait utile à l’enseignant. Imagine-t-on enseigner l’écriture sans connaître l’alphabet ? La croyance est toujours largement partagée qu’on apprend à prononcer par imitation et répétition, bien que les psycholinguistes aient depuis longtemps réfuté cette hypothèse.

Dans les formations à la pédagogie du FLE dispensées par les universités, la phonétique est une matière perçue comme rébarbative, subie et vite oubliée dès l’examen passé. Il en résulte des pratiques pédagogiques où l’enseignement de la prononciation est généralement négligé.

Quand ils sont pratiqués, les exercices de prononciation consistent souvent à répéter des modèles et des paires minimales (« vie/vue », « beau/bon », « boire/voir », « cadeau/gâteau »), naguère dans les laboratoires de langue et maintenant sur internet. Or les grands débutants, à cause de leur « crible phonologique », sont incapables de s’auto-corriger et de reproduire correctement des modèles enregistrés. Ennuyeux et inefficaces, ces exercices contribuent de plus à ancrer des erreurs.

La transcription en API, souvent proposée dans les manuels d’apprentissage des langues étrangères, apporte une aide certaine mais à une minorité d’apprenants, ceux qui parviennent à maîtriser l’apprentissage de ce code écrit supplémentaire. De plus, par sa proximité avec l’alphabet usuel, l’API risque d’interférer avec l’orthographe. Enfin, comme toute écriture, une transcription phonétique dénature l’oral qui est éphémère par essence. Apprendre l’oral, qui se déroule dans le temps, à travers l’écrit, qui se déroule dans l’espace, c’est comme apprendre à nager hors de l’eau...

Pour une pédagogie vivante de la prononciation

La science phonétique décrit l’aspect sonore de la langue orale. Elle se divise en deux branches : 

  • la phonétique acoustique, partie de la physique, qui décrit les sons des langues ou phonèmes. Les principaux paramètres acoustiques des phonèmes sont la hauteur ou fréquence (aigu/grave), la durée (long/bref), l’intensité (fort/faible) et le timbre (clair/sombre).

  • la phonétique articulatoire, qui décrit les mouvements et positions de organes phonatoires (bouche, lèvres, langue…). Pour les voyelles, les principaux paramètres articulatoires sont la tension, l’aperture (degré d’ouverture de la bouche), l’étirement ou l’arrondissement des lèvres, le lieu d’articulation (à l’avant, au milieu ou à l’arrière de la bouche) et la nasalisation (comme dans an, on, in, où l’air sort en partie par le nez). Pour les consonnes, ce sont la durée (certaines sont très brèves et ne peuvent être prononcées qu’associées à une voyelle, tandis que d’autres peuvent durer et être prononcées seules) et le voisement (certaines consonnes font vibrer les cordes vocales, d’autres non).

Pas plus que la botanique ne forme à l’agriculture, la phonétique ne saurait fonder à elle seule une pédagogie de la prononciation, même si elle est utile : elle décrit l’objet à enseigner, non la manière de l’enseigner.

Il existe deux grandes approches de l’enseignement de la prononciation, donnant lieu chacune à plusieurs méthodes : 

  • l’une basée sur l’écoute, l’approche verbo-tonale, se référant à la phonétique acoustique, qui vise à rééduquer l’audition en brisant le crible phonologique. Principe de base : on prononce bien ce qu’on entend bien ;

  • l’autre basée sur la conscience de l’articulation, se référant à la phonétique articulatoire. Principe de base : l’apprenant doit redevenir conscient des mouvements de ses organes phonatoires pour produire les sons nouveaux de la langue étudiée. 

Ma pratique personnelle emprunte aux deux approches et me fait retenir les principes suivants. 

  • Attitude quasi silencieuse de l’enseignant, interventions surtout non verbales, pas d’explications théoriques, mettre l’apprenant en situation de recherche et lui faire trouver la bonne prononciation au lieu de la lui donner à répéter. Le quasi silence de l’enseignant vise à ne pas interférer avec le travail de l’apprenant. 

  • Partir des erreurs de l’apprenant. Cela implique que l’enseignant soit réellement à l’écoute ici et maintenant et prêt à tout moment à aborder n’importe quel problème. Donc, pas de programmation a priori.

  • Le rythme, l’intonation et la tension sont aussi importants qu’une articulation juste pour assurer la compréhension.
    Faire chanter favorise la perception de l’unité rythmique qu’est la syllabe (en français, une syllabe = une note musicale). De plus, le chant favorise la concentration, la détente, la rétention et... le plaisir.

  • Pas de répétitions mécaniques mais des essais multiples, comme pour les apprentis musiciens qui cherchent le son juste. Une recherche n’est jamais rébarbative quand l’apprenant s’y investit, on accepte d’y passer le temps qu’il faut et on va jusqu’au bout. On peut passer sans s’ennuyer une demi-heure ou plus sur un seul problème…

  • Les entraînements portent sur des mots et des énoncés en contexte, exprimés par les apprenants, ayant donc un sens pour eux. Ils ne sont en aucun cas des exercices préparés d’avance.

Quelques procédés de correction

Il n’est pas nécessaire que l’enseignant les maîtrise et les utilise tous : quelques-uns peuvent suffire.

  • Chuchoter à l’oreille de l’apprenant : la voix chuchotée favorise la discrimination entre les sons proches, par exemple [o] et [on]. Ne jamais forcer la voix sur un son mal prononcé, cela aurait pour effet de déformer le rythme et la mélodie de la phrase et d’assourdir l’apprenant.

  • Faire accélérer ou au contraire ralentir le débit.

  • Tenir la main de l’apprenant, lui faire décrire des cercles ou la secouer selon le rythme de la phrase pendant qu’il la prononce.

  • Pour obtenir plus de relâchement, adopter une posture très relaxée, ou au contraire pour plus de tension serrer les poings et les mâchoires.

  • Faire battre le rythme des syllabes.
    Dans de nombreuses langues, la dernière syllabe d’une phrase ou d’un groupe de souffle est prononcée très faiblement. Ce schéma rythmique appliqué au français rend la phrase incompréhensible même si l’articulation est juste, car en français c’est la dernière syllabe qui est renforcée. On fera alors frapper un peu plus fort la dernière syllabe.
    Autre exemple : à des apprenants qui disent « Il était » au lieu de « Il a été », on ne donnera pas d’explication grammaticale sur l’imparfait et le passé composé mais on fera battre les 3 syllabes de « Il était » puis les 4 syllabes de « Il a été ». 

  • Pour la mélodie, on improvisera des gestes de chef d’orchestre indiquant la montée dans les aigus ou la descente dans les graves.

  • Si les voyelles nasales [an], [in], [on] sont prononcées [a], [è], [o], demander à l’apprenant de toucher son nez avec son index pour qu’il perçoive la vibration.

  • Mimer l’articulation d’un phonème par exemple l’arrondissement des lèvres pour les voyelles [u] (ex. « vue » et [eu] (ex. « deux »).

  • Si l’apprenant ajoute ou omet des syllabes ou des phonèmes dans un mot ou un groupe de mots, lui demander combien il y a de « battements » ou combien de « sons ». Ce simple comptage, souvent laborieux mais fécond, permet souvent l’autocorrection. Il fournit aussi à l’enseignant un moyen commode pour désigner le lieu de l’erreur : « Il y a un battement de trop », « Problème dans le 2e battement », « Dans le 1er battement, il manque un son », « Problème avec le 2e son du 1er battement », etc.

  • Les groupes de consonnes sont difficiles à prononcer et entraînent souvent l’ajout de voyelles intercalaires : par exemple *[la pisikoloji] pour « la psychologie ». On proposera alors un découpage non conventionnel des voyelles : [lap-si-ko-lo-ji], en séparant par une pause [lap] et [si], puis on rapprochera progressivement la voyelle [lap] de la voyelle [si], jusqu’à obtention de la prononciation correcte. Plusieurs essais seront souvent nécessaires !

  • Si l’erreur consiste à omettre ou à ajouter un phonème, montrer à l’apprenant une ligne de points ou de petits objets (pièces de monnaie, jetons, etc.) représentant chacun un phonème : pendant que l’apprenant prononce le mot ou la phrase, l’enseignant pointe, en silence, sur la ligne, l’emplacement de l’erreur et fait le geste d’ajouter ou d’enlever un élément.

  • Proposer une représentation gestuelle (type Borel-Maisonny) des phonèmes posant problème.

  • Proposer un tableau synoptique du système phonologique de la langue étudiée, comme le tableau phonologique du Silent Way, où chaque phonème est représenté par un rectangle de couleur différente, sans aucune écriture. Les apprenants proposent des mots ou des phrases dont ils pointent en silence successivement chaque phonème sur le tableau avant de prononcer ces mots ou ces phrases. 

  • Faire appel à l’entraide et à l’inter-correction : un modèle prononcé par un autre apprenant (surtout s’il a la même langue maternelle que l’étudiant commettant l’erreur) a plus de chance de déclencher la perception juste qu’un modèle donné par l’enseignant.

La langue maternelle, obstacle et atout

La connaissance d’une langue première (la langue maternelle) a été considérée plus haut comme un obstacle (le « crible phonologique ») à l’apprentissage d’une langue seconde. Cependant, les 6 000 langues du monde ont des bases communes : toutes utilisent des unités sonores (phonèmes, syllabes, mots…) qu’il faut combiner et distribuer dans le temps. Certaines connaissances acquises dans une langue sont transférables à d’autres langues, tout n’est pas à réapprendre lorsqu’on apprend une langue nouvelle. 

Le respect dû à l’apprenant et la réussite de son apprentissage passent par la reconnaissance de ses acquis antérieurs dans sa langue maternelle et le fait que qu’apprendre à prononcer une langue nouvelle est plus qu’un apprentissage technique : comme l’explique Philippe Mijon, cela « engage totalement la personne, son identité et ses émotions. En effet, les manières de parler d’une personne, les rythmes, les intonations, les pauses, les sons qu’elle connaît et utilise sont ceux de sa langue maternelle et donc directement constitutifs de son identité : s’abandonner au travail phonétique est donc renoncer durant un temps au moins à « être soi-même. Reproduire des sons ou des prosodies « bizarres » est aussi pour l’étudiant très déstabilisant et il faut en mesurer la grande charge émotive : sensation de ridicule, inconfort, ou au contraire : joie, drôlerie, etc»

Pour aller plus loin

Ces quelques principes et procédés, basés sur le tâtonnement et la créativité, sont nourris par une trentaine d’années de pratique, de recherche et de rencontres dont celle, déterminante, de Jean Cureau, longtemps professeur d’anglais au Lycée Voltaire à Paris à qui nous laissons la parole (voir encadré). 

Une approche unitaire

La méthode psycho-acoustique est […] une méthode unitaire basée sur le respect, d'une part de la personne considérée comme unité vivante, multidimensionnelle et, d'autre part, sur le respect de cette autre unité vivante, de cette structure biologique qu'est la parole humaine. C'est pourquoi les indications qui précèdent ne sont qu'un guide pour la recherche. Il ne saurait y avoir de solution que dans le vécu immédiat, dans le face à face de l'élève et du professeur. Élève et professeur doivent être conscients de l'étroite solidarité des éléments de la parole. Toute correction est un échange qui va bien plus loin que la simple mise en relation de schémas intellectuels. Apprendre une structure acoustique n'est pas un exercice cérébral mais une intégration profonde à travers toutes les manifestations du comportement humain. Le cerveau intègre des ensembles dans une opération globale synthétique. Les traits prosodiques eux-mêmes sont l'émanation d'un mouvement gestuel et affectif.

Aucun procédé de correction de se justifie en soi. Il doit être le résultat d'une réflexion, d'une analyse, d'un diagnostic qu'il convient d'opérer presque d'instinct, avec naturel et efficacité. Une correction est un phénomène vécu, direct, expressif du sentiment que l'on a du son réel, de la mélodie authentique, tels qu'ils naissent de la vie de la parole. Rien ne peut être distrait de cette essence dont les composants fondamentaux relèvent des ordres suivants :

  • psychologique ;

  • moteur ;

  • acoustique.

L'affectivité, le mouvement, la sonorité participent d'une seule et unique modulation. La parole est harmonie. La correction phonétique doit avoir pour but ultime l'harmonie.

Jean CUREAU.

in Enseignement de la prononciation,
Jean Cureau et Branko Vuletic, Didier, Paris, 1976 (épuisé)