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Congrès d'Angers : Témoignage de fin de congrès des Grands Témoins - Philippe Meirieu

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Journal du congrès d'Angers 2019

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Bonjour,

            Dans une des rencontres que nous avons eue hier avec les grands témoins, nous nous sommes posés la question du choix de la thématique de ce congrès : pourquoi une méthode naturelle plutôt que l'école du peuple aujourd'hui ? Et y a-t-il contradiction, en tout cas peut-on imaginer une compatibilité entre ces deux expressions ?

Alors j'ai envie de vous livrer mes réflexions là-dessus, essentiellement à partir du travail que nous avons fait hier avec les collègues des différents pays qui nous ont fait la gentillesse de nous rejoindre pour une table ronde à laquelle malheureusement nous n’étions pas très nombreux, mais qui me semble-t-il a été particulièrement riche et stimulante.

 Alors oui, l'école du peuple, c’est une expression de Célestin Freinet. Je me garderai bien ici de définir le peuple, j'en suis absolument incapable et je crois qui plus est que cette définition aurait des relents d'exclusion ; il y a ceux qui feraient partie du peuple, et puis les autres. Non ! Définissons si vous le voulez à titre d'hypothèse ce que pourrait être une école du peuple, une école permettant à tout petit humain, quelles que soient ses origines, quelle que soit son apparence, d'accéder à la pensée libre dans un collectif solide.

Alors, ce que je voudrais tenter de développer avec vous ce matin, c'est cette idée que la construction de cette école du peuple se heurte aujourd'hui à un double mouvement face auquel nous devons être à la fois lucides, déterminés et combattants. Ce double mouvement, c'est celui d’une homogénéisation technocratique des systèmes éducatifs de par le monde et simultanément, quoi que cela apparaisse contradictoire, d'une clanification sociologique de ces systèmes éducatifs. Homogénéisation technocratique, nous la vivons tous, elle est imposée par les comparaisons et les évaluations internationales qui sont déclinées à l'infini en  évaluations nationales, en évaluations locales, en évaluations dans la classe, puis en évaluations peut-être demain, c'est déjà fait à mon avis, des enseignants. Evaluations qui réduisent systématiquement notre projet éducatif à ce qui est mesurable, quantifiable, comparable. Evaluations devenues enfin possibles dans une gigantesque bourse des systèmes scolaires grâce à la monnaie commune que nous avons construite, qui est PISA. PISA, c'est la monnaie commune qui permet aujourd'hui de comparer et de mettre en concurrence systématiquement tous les acteurs des systèmes scolaires de par le monde. PISA, c'est aussi un outil qui permet d'imposer à tous ces acteurs de n'enseigner que ce qui sera évalué par PISA. C'est un outil qui nous impose de limiter notre enseignement, ou en tout cas de donner la priorité dans cet enseignement, à ce qui peut-être comparé pour mettre les personnes, les collectifs, les nations en concurrence.

A côté de cela, l'homogénéisation technocratique, nous la vivons aussi tous les jours par le fait qu’on nous impose, grâce à la fameuse idéologie des données probantes, on nous impose des méthodes qui auraient été validées en laboratoire par quelques scientifiques et qui devraient permettre de résoudre miraculeusement, dès lors qu'on les exécuterait minutieusement, tous les problèmes que nous rencontrons. Alors oui, pris dans le mouvement des évaluations internationales et nationales comme dans celui des données probantes, nous assistons à une sorte d’homogénéisation technocratique des systèmes scolaires dont sont préservés encore un certain nombre de pays du Sud heureusement, et avec lesquels nous devons travailler pour qu'ils résistent comme nous résistons à cette nouvelle forme de colonialisme technocratique qui fonce sur la planète aujourd'hui par le biais de l'OCDE et des autres organismes internationaux.

Bien sûr cela n'est pas innocent. Et l'homogénéisation technocratique n'est pas le contraire du libéralisme, ça en est son corollaire. C'est grâce à cette multitude d'évaluations qu’on peut libéraliser le système. C'est en fournissant des indicateurs aux consommateurs d'école qu’on permet à ceux-ci de faire leur marché. C'est ainsi que l'on va progressivement vers ce que Paulo Freire avait déjà bien identifié il y a une cinquantaine d'années, Paulo Freire qui se réclamait sans cesse de Freinet, Paulo Freire qui disait que nous étions entrés dans l’ère de l'éducation bancaire, de la pédagogie bancaire, et dans cette pédagogie bancaire, grâce aux mécanismes de la concurrence qui sont rendus possibles par la multiplication des indicateurs et des critères, c'est la clanification et le triomphe de l'entre-soi qui nous menacent. Triomphe de l'entre-soi à travers un certain nombre d'écoles dites alternatives, à travers certaines écoles privées mais à travers d'une manière encore plus perfide peut-être, à travers le nouveau management public qui nous est imposé aujourd'hui et qui en réalité fait que le service public lui-même est sommé d’intégrer les modes de management des institutions privées. Management, vous en connaissez l’étymologie, contrôler le manège, faire tourner le manège. Oui le management est là et le management nous menace. Il nous menace parce que le paradigme de l'école efficace, efficace pourquoi, pour réussir au test PISA, le paradigme de l'école efficace permet d'organiser la mise en marché de l'éducation.

Alors oui, j'ai trouvé ici, dans ce congrès, des outils, des outils pour lutter contre à la fois cette homogénéisation technocratique et cette clanification sociologique, des outils pour construire l'école du peuple, une école qui donne à tous les enfants du peuple les moyens, l'occasion de désirer apprendre, de vouloir savoir et de s'approprier la culture dans ce qu’elle a de plus exigeant. Oui j'ai trouvé ici un autre modèle de service public qui ne soit ni celui de l'autoritarisme à la soviétique où il faudrait obéir à un grand prêtre, ni celui du libéralisme où la qualité ne serait mesurable et ne serait produite que par la concurrence, mais un modèle de service public où la coopération et la solidarité, grâce à l'exigence qu'elles engendrent permettent précisément d'atteindre l'excellence. Et je revendique ce mot d'excellence que je ne veux en aucun cas laisser à nos adversaires. Oui, il y a eu de l'excellence et j'ai trouvé au quotidien de l'excellence dans ce congrès, de l'excellence dans les ateliers, de l'excellence dans les expositions, de l'excellence dans les dispositifs qui nous ont été présentés, de l'excellence qui permet à chacun et à chacune de s’exaucer au-dessus de ce qu'il sait et de partir d'ici en se disant : « Je suis un peu plus armé qu'avant. » pour effectivement contribuer à construire une école du peuple, une école qui n'exclut pas ceux qui ne désirent pas spontanément savoir, une école qui permet d'intégrer systématiquement et d'amener au plus haut degré de l’humaine condition comme disait Montaigne, tous les enfants et même ceux qui n'ont pas trouvé leur panoplie d’élève au pied de leur berceau.

Alors oui, merci ! Merci pour ce congrès que j'ai trouvé plein d'espérance, merci pour cette coopération entre vous dans la maison ICEM, merci d'avoir montré que la coopération c'est non pas l'adversaire mais le corollaire de l'exigence. Coopérer c'est au nom de notre solidarité, exiger de chacun le meilleur. Et c'est ce que vous avez fait ici au nom de la solidarité qui vous anime, qui nous anime. Vous avez permis à chacun de donner le meilleur et vous permettez à chacune et à chacun de partir avec le projet de donner le meilleur autour de lui. Donc, merci !

 

Philippe Meirieu

transcription de Fabrice Ignazi