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Vers l'école du prolétariat : la dernière étape de l'école capitaliste

Juin 1924

  L'École capitaliste actuelle, est, comme l'économie bourgeoise, l'aboutissement des efforts des siècles passés. Elle fut, à une certaine époque, un progrès, une étape nécessaire. C'est la dernière étape. Et, selon que nous stagnerons ou que nous en sortirons triomphalement, l'École ira périclitant ou reprendra un essor nouveau. 

Quel a été, d'une part, l'effort de la société pour se donner le mode d'éducation qui lui convenait ; et, d'autre part, l'action d'individus, ou groupement d'individus, pour modifier et développer cette éducation ? Quelle forme a pris cette action dans la société d'aujourd'hui, et comment pourrons-nous l'orienter vers l'école du prolétariat ? Tels sont les problèmes du plus haut intérêt que nous voudrions examiner. 

La société du Moyen-âge ne s'occupait nullement de l'instruction des enfants du peuple, qui apprenaient de bonne heure, empiriquement, le métier de leurs pères. Pour les riches même l'instruction était surtout professionnelle ; on se préoccupait moins de développer l'homme que d'habituer le futur noble et le futur seigneur à leur vie guerrière ou mondaine. 

L'éducation aussi était nettement traditionaliste. Ce n'est que quand les princes utilisèrent la religion pour le gouvernement de leurs États, qu'une éducation fut entreprise. Cette éducation s'accompagna même parfois de quelques rudiments d'instruction. De cette période datent les premières écoles de pauvres, comme celles que Ch. Demia organisa à Lyon à la fin du XVIIe siècle. Mais, dans ces écoles même, l'instruction n'est rien. On ne vise que la « christianisation » des enfants. 

 

L'École bourgeoise 

La Révolution française voulut, par réaction, tirer le peuple de son apathie apparente. Et, en même temps qu'elle sapait la religion, elle tenta de répandre l'instruction. C'était un grand mot que celui d'instruction pour nos aïeux de 89. Aucune basse pensée mercantile ne les poussait encore dans cette voie. Mais ils croyaient généreusement — et de grands esprits les avaient préparés à cette idée — que du progrès des lumières viendrait naturellement le développement de la moralité et du bonheur social. Victor Hugo ne disait-il pas encore, bien longtemps après : 

« Tout enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne. » 

Les résultats se firent longtemps attendre, mais un nouveau facteur de domination vient de se révéler à l'État : l'École, aidée par l'Église, va faire germer dans les jeunes esprits le culte de la Patrie. Et la conception napoléonienne de l'Université apparaît comme l'aboutissement inattendu de l'effort révolutionnaire pour une éducation du peuple. 

Mais dès le XIXe siècle, l'économie se modifie profondément. De traditionaliste, d'empirique qu'elle était, elle devient scientifique. L'industrialisme va se développant, et, avec lui, le capitalisme et la concurrence. Désormais, sous les grands mots de justice, de fraternité, de patrie ou d'humanité, se cachent les vrais mobiles d'action : les intérêts capitalistes. C'est, en réalité, parce que le capitalisme naissant a besoin d'un matériel humain éduqué juste à point pour le servir. Cette éducation, c'est l'Ecole bourgeoise qui va la donner. 

Et cette école se ressentira toujours de ses origines capitalistes : on n'y attachera qu'une infime importance à la formation de l'homme ; on n'y fera pas ou presque pas d'éducation. Par contre, on voudra donner beaucoup d'instruction, et toujours davantage à mesure que s'accroissent les nécessités de la concurrence capitaliste. A la soif de posséder — en pillant au besoin — au désir de dominer par la force, qui réglementent aujourd'hui l'action sociale, correspond un état d'âme équivalent à l'école : le Capitalisme de culture. Étendre sans cesse le domaine de la connaissance, hypertrophier le savoir, croyant développer ainsi le pouvoir vital de l'homme ; se désintéresser donc des forces spirituelles et de l'harmonie sociale qui pourraient assurer le bonheur humain ; donner une culture qui procure du profit capitaliste, telles sont les caractéristiques de l'école capitaliste actuelle. « La faute capitale de notre éducation actuelle, comme dit un personnage d'Ibsen, est d'avoir mis tout le poids sur ce qu'on sait, au lieu de le mettre sur ce qu'on est ; aussi voyons-nous à quoi cela aboutit. Nous le voyons par l'exemple de centaines d'hommes capables qui manquent d'équilibre et se montrent tout autres dans leurs sentiments et leurs dispositions que dans leurs actes. » 

De même que les découvertes dans le domaine des sciences servirent d'abord la société en donnant un essor nouveau au capitalisme, l'Ecole fut hypnotisée par cette somme croissante de connaissances à acquérir. Le capitalisme se souciait fort peu, en développant son machinisme, du bien-être du peuple ; il ne visait que le profit des maîtres. La Pédagogie fut aussi, la plupart du temps, non pas la science de la formation de l'homme, mais l'étude des méthodes susceptibles de permettre et de faciliter l'acquisition d'une plus grande quantité de savoir. Cette conception monstrueuse de l'école a abouti au « bourrage de crânes » de la guerre et de l'après-guerre. 

Ce ne sont pourtant pas les pédagogues épris d'idéal qui nous ont manqué. Car tous les pédagogues dignes de ce nom ne se sont-ils pas fièrement dressés en révolutionnaires contre une conception grossière et intéressée de l'École et de la société ?[1] Il n'y a qu'à citer Rousseau — le père, avec Pestalozzi, de toute la pédagogie nouvelle — qui a dit : « Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon[2] » ; et Pestalozzi : « Nous n'avons que des écoles d'épellation, d'écriture, de catéchisme ; ce qu'il nous faudrait, ce sont des écoles d'hommes[3]  », pour se rendre compte de la distance qui sépare leur vraie pédagogie de nos piètres réalisations. 

Par quel miracle alors les idées de ces grands novateurs ont-elles été assimilées, puis déviées par l'école bourgeoise et capitaliste pour servir les intérêts d'une caste ? C'est là un problème qui mérite qu'on s'y arrête. 

Rousseau était resté essentiellement théorique. On s'est contenté de piller dans son œuvre si riche ce dont on avait besoin, qualifiant d'utopie tout ce qu'on ne comprenait pas, ou trouvait trop humain. Mais Pestalozzi avait œuvré. Il avait montré, par l'exemple, l'emploi des leçons de choses et de langage par lesquelles il pensait régénérer l'humanité. Ses disciples et ses successeurs ont gardé la chose, mais ils en ont peu à peu trahi l'esprit. Et ces leçons qui devaient, suivant le Maître, développer l'homme en l'enfant, on s'en sert aujourd'hui pour faciliter la mémoire et l'acquisition. 

Pestalozzi, dont le rêve était d'éduquer les enfants du peuple, avait introduit le vrai travail manuel dans ses écoles. Il y voyait le salut par le travail de ses petits pauvres. Et l'Ecole du Travail est née en Allemagne, et ne répond cependant point à l'esprit humanitaire de Pestalozzi. 

Frœbel subit le sort commun. On le contrecarra d'abord dans la réalisation de son œuvre belle et grande, parce que justement trop belle et trop grande. (La Prusse et le Conseil Fédéral demandèrent, en 1826, la fermeture de l'Institut Allemand de Keilhau, qu'il avait fondé et qu'il dirigeait.) Et cependant l'idée frœbélienne, comme  aujourd'hui celle de Mme Montessori, a été moins déformée peut-être, parce que se rapportant plus particulièrement aux jeunes enfants — lesquels n'intéressent que fort peu le capitalisme. 

Ils ont été méconnus aussi, tous les humbles artisans de l'École du Travail allemande. S'ils voulaient un jardin à l'école, un atelier — presque une usine — une imprimerie, c'était moins pour inculquer aux enfants, par ce détour, les propriétés des matières et leur emploi que pour les initier à la grandeur du travail — et du travail sous toutes ses formes, manuel et intellectuel. Mais il y avait les programmes, il y avait les examens, il y avait la société entière qui veillaient et enjoignaient de s'occuper plus spécialement de l'acquisition, socle nécessaire à l'ordre capitaliste. Ils durent alors, les initiateurs de l'Ecole du Travail véritable, composer avec les idées de leurs maîtres. Il fallut prouver à ceux-ci que le travail manuel, aux champs et à l'atelier, facilite au lieu d'entraver l'acquisition des connaissances, que l'élève s'instruit davantage en réalisant manuellement ce qu'on a voulu jusqu'ici lui apprendre verbalement : bref, que le travail, tel qu'il est introduit dans ces écoles, est un adjuvant précieux, une « illustration » nécessaire des belles leçons. Et ce n'est qu'après avoir donné ces preuves de civisme que l'Ecole du Travail est pu pénétrer, ainsi affreusement mutilée, dans les écoles publiques allemandes. 

Comme on le voit, si les grands pédagogues ont été en général d'ardents révolutionnaires, préoccupés surtout de développer l'enfant dans le sens social et humain sans trop s'embarrasser des contingences, il n'en a pas été de même de ceux qui, esclaves de la société, ont interprété leurs doctrines pour les faire servir bassement à l'ordre social actuel. Si quelques-uns d'ailleurs, parmi ces éducateurs salariés, voulaient se rappeler les leçons et l'exemple de leurs maîtres, l'État savait bien vite les amener au « sens des réalités ». 

Mais ce n'est pas par sa seule armée « d'instituteurs » à son service que l'Etat influence l'éducation et lui insuffle l'esprit capitaliste que nous lui avons vu. D'autres causes plus profondes, mais non moins déterminantes, se liguent contre une école du travail libre et humaine : C'est, d'une part, la désaffection générale du travail dans une société où le travail ne suffit pas toujours à faire vivre ; — et, d'autre part, l'avarice capitaliste pour tout ce qui est simplement humain, et aussi un fait plus brutal dont la réalité vient de se manifester : le désordre capitaliste, qui, dans les pays vaincus — Autriche et Allemagne — tue l'école, en attendant de nous conduire, nous aussi, à la décadence — à moins que les travailleurs se décident enfin à rétablir l'ordre social. 

La décadence et la mort de l'Ecole sont le résultat du développement formidable du capitalisme ; c'est pour aboutir à cette impasse que l'école « gratuite et obligatoire » a, pendant un demi-siècle, instruit les travailleurs. Devant cette faillite, on comprend enfin le danger d'une instruction qui va à l'encontre du progrès humain ; on voit qu'il ne suffit plus de développer, d'améliorer, de « réformer » l'enseignement. Il faut le « transformer »[4]  — selon le mot de M. Ad. Ferrière, qui n'est cependant pas communiste — il faut le révolutionner.  

L'école actuelle est fille et servante du capitalisme. A l'ordre nouveau doit nécessairement correspondre une orientation nouvelles de l'Ecole Prolétarienne.  

Célestin Freinet 

Revue CLARTÉ, n°60 du 1 juin 1924, pages 263 et 264

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] « Les pédagogues sont des révolutionnaires, dit J.-H. Fabre ; presque toujours les révolutionnaires sont des pédagogues ; et les plus grands d'entre eux sont ceux qui ont assez de force pour échapper à la contrainte sociale qui, trop souvent, ravale l'individu... Ah ! ils ne sont pas nombreux ceux-là... ils méritaient d'être maudits par une Société qui persévère dans l'injustice. » (L. Mathon. - Mes entretiens avec J.H. Fabre sur l'Education - Delagrave, 1828.)

[2] Rousseau. - L'Emile, livre III.

[3] Voir notre étude sur Pestalozzi, éducateur du peuple. - Clarté, n°42

 

[4] Ad. Ferrière. - Transformons l'école. (Bâle - Azed.)