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Dialogue avec un poète

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Février 1975

 

 

Dialogue avec un poète

 

Des quatrièmes tout nouveaux, très conditionnés ... Je cherche toutes les motivations possibles pour qu'ils aient envie ou simplement l'occasion de s'exprimer. Cette lettre à J.C. Renard est une brèche. Nous la rédigeons collectivement. Ils se débrouillent pour la présenter joliment avec un alu repoussé sur papier glacé. On l'adresse à tout hasard chez Casterman et on attend. ..

 

 

Vous dire leur joie, leur fierté à la réception de la réponse est inutile.

 On la passe à l'analyseur afin que chacun ait un exemplaire que toute la famille lira !

Il faudra la déchiffrer, la lire et la relire. Cette brèche a eu son importance ... Ils ont réécrit depuis au poète, ont expédié leur journal. C'est le cadeau amical de l'échange ...

 Pour les adolescents et avec eux, il faut avoir toutes les audaces.

  Janou LEMERY

 Cher poète

Nous avons fait connaissance avec vous par l'intermédiaire d'un de vos poèmes : "Être comme un enfant". Nous sommes en quatrième au C.E.S. de Chamalières, et depuis le début de l'année, nous découvrons des poètes du 20e siècle et plus particulièrement des poètes qui vivent, ce qui est une grande nouveauté pour nous.

C'est la première fois que nous écrivons à un poète ; nous sommes un peu émus et anxieux de votre réponse. Nous avons pourtant de nombreuses questions à vous poser et nous serions très contents de vous mieux connaître par lettre.

Nous commençons à écrire des textes libres, des poèmes, à dessiner et, peindre librement et allons poursuivre l'édition d'un journal " Joie de vivre" que d'autres élèves avaient créé avant nous, avec nos professeurs. Nous vous l'offrirons avec grande joie.

Pour savoir comment vit un poète à notre époque, chacun de nous a posé des questions que nous avons rassemblées. N'allons-nous pas vous importuner ? Nous comptons quand même sur votre gentillesse et vous transmettons notre amitié.


 QUESTIONS

 - Tentez-vous d'être comme un enfant ? Y parvenez-vous ? Sinon quelles failles vous-reconnaissez-vous ?

- Dans votre poème, vous jugez durement les adultes. Votre entourage est-il plus spécialement composé d'enfants ? Avez-vous eu une enfance heureuse ? Pensez-vous souvent à votre enfance ?

- Avez-vous des enfants ? Les inciterez-vous à écrire ?

- Ecrivez-vous pour votre plaisir ? L'inspiration vous vient-elle naturellement ou en cherchant, ou en dormant ?

A quel âge avez-vous commencé à écrire ? Avez-vous été incité par votre père ou votre mère ? et par vos professeurs ?

Quand vous étiez adolescent, quel poète préfériez-vous ?

Que pensez-vous des poètes actuels, lisez-vous beaucoup de poésie ?

Aimez-vous d'autres arts, comme la peinture, la sculpture ?

Pourriez-vous être romancier ?

Les gens vous reconnaissent-ils dans la rue et posent-ils des questions sur vos poèmes ? Vous écrivent-ils ? Est-ce que vous aimez dialoguer avec les jeunes ?


Jean-Claude Renard

15 avenue Perrichont

75Paris.

le 21 octobre 1974

Aux élèves de la classe de 4e D

CES Teilhard de Chardin

63400 - CHAMALIERES016 PARIS


Chers amis,

Votre lettre du 16 octobre m'a profondément touché. Vous savez que les poètes sont très sensibles à l'amitié et qu'ils écrivent pour partager avec ceux qui les lisent la manière selon laquelle ils vivent, ils rêvent, ils voient les êtres et les choses d'une façon peut-être un peu différent parce qu'elle est plus libre que celle sous laquelle l'habitude, les conventions, la connaissance nous les représentent.

Se sentir compris est donc, pour un poète, se sentir aimé, constater que ses mots ne sont pas des mots morts mais des mots vivants, des mots qui créent un monde - si mystérieux qu'il soit - où d'autres hommes peuvent entrer, où ils peuvent faire des voyages nouveaux, découvrir des pays qui étaient cachés en eux et qui deviennent alors visibles, sont à la fois leurs propres pays intérieurs et les pays intérieurs du poète. Une communion particulière s'établit ainsi entre les uns et les autres. Le lecteur du poème se transforme lui·même en poète. Il le réinvente avec les mêmes mots mais en le vivant ; en le comprenant comme il ressent le besoin de le vivre, de le comprendre. Et c'est à ce moment-là que le poème lui appartient. se change en chacun de ceux qui le lisent, les appelle par leur nom, les invite à laisser s'ouvrir toute grande leur imagination personnelle, à parler eux-mêmes d'eux-mêmes. Votre professeur (que je vous demande de remercier de ma part d'avoir aimé, comme vous, "Être comme un enfant") pourra, mieux que je ne puis le faire dans cette lettre, s'entretenir avec vous de ce que je vous dis là , si vous le souhaitez.

Je suis en tout cas très heureux de savoir que vous commencez vous-mêmes à écrire des textes libres, des poèmes, à dessiner et peindre librement, à éditer un journal dont le titre, "Joie de vivre", résume une intention essentielle que beaucoup trop d 'adultes, aujourd'hui, ne sont plus capables de comprendre parce qu'ils ont malheureusement perdu le sens de l'enfance, de sa richesse créatrice, de tout ce qu'elle comporte d'espoir, d'avenir, de lumière, de vie, de liberté qu' il faut essayer, à n'importe quel prix, de garder en soi présent et agissant au cours de toute son existence.

Car, si l'on détruit ou si on laisse mourir ces forces vives, on risque de ne plus jamais pouvoir les retrouver pour les opposer comme l'amour à la haine, comme la parole au silence, comme la paix à la guerre, aux terribles forces d'extermination qui menacent l'humanité et la terre natale.

Cela vous explique pourquoi certains poètes tentent d'être comme un enfant, de préserver sans cesse ce pouvoir de vie qui permet non seulement d'exister, mais de regarder au-delà des apparences, de saisir les sources à leur source, de maintenir l'eau jusque dans le désert que nous devons souvent traverser, d'empêcher la vie de se figer comme un étang l'hiver, dans la glace, de la renouveler continuellement , de lui permettre de porter toujours des fruits nouveaux , de rester ouverte à tous les secrets qui nous entourent, même si nous ne parvenons pas à les déchiffrer, parce que leur présence est comme la présence de l'infini dans le monde, de l'illimité dans l'homme.

Mais ce n'est pas facile. Il faut perpétuellement lutter contre ce qui tend à nous immobiliser, à nous interdire de nous avancer plus loin. Et, bien sûr, il arrive que l'on échoue, que l'on ne puisse plus marcher. Mais ce n'est pas une raison pour renoncer au combat. pour abandonner la route. Il faut au contraire la reprendre le plus vite possible. C'est ce qu'essaie de faire le poète qui ne cède pas au désespoir, qui sent que l'enfance ne l'a pas quitté et qu'elle est prête à lui porter secours, à l'aider à repartir vers lui-même et vers les autres, à se rapprocher de ce qu'il n'atteindra peut-être jamais, de ce que jamais peut-être il ne verra totalement, mais dont la présence inconnue est pour lui plus présente que les frontières de la réalité apparente. Si vous avez eu l'impression que, dans mon poème. je suis un peu sévère pour les adultes. c'est pour ce seul motif. Car je ne me reconnais pas le droit de "juger" qui que ce soit - pensant qu'il y a toujours, chez quiconque, quelque chose de plus grand que ce qu'il peut nous apparaître et que c'est cela que nous devons essayer de déceler et de respecter en lui.

Oui, je songe souvent à mon enfance. Elle fut solitaire (car je n'ai ni frères, ni soeurs), mais heureuse parce que mes parents s'aimaient et m'aimaient. J'ai trois fils - dont deux mariés et le dernier de vôtre âge. J'ai aussi un petit-fils : Nicolas. Comme nous nous aimons tous beaucoup, je crois que - malgré les inévitables difficultés de l'existence et les différences, aussi nécessaires que fécondes, de la personnalité de chacun - ils ont eu, eux aussi, une enfance heureuse et libre, une enfance responsable d'elle-même, où l'on partage tout, où l'on évite de se mentir, où l'on dit ce que l'on a à dire. Mais il faut, pour cela, y mettre chacun du sien, comprendre que chacun est ce qu'il est et trouver l'harmonie qui doit correspondre à la possibilité d'un "épanouissement'' à la fois individuel et collectif.

Mon fils ainé écrit lui aussi. Mais, étant Professeur de Sociologie à la Faculté de Montpellier, ses travaux sont d'un autre ordre que les miens. Ce qui ne l'empêche pas de s'intéresser à la poésie comme mon plus jeune fils : le deuxième s'étant, quant à lui, tourné vers les études économiques.

Tous trois ont toujours pu lire ce qui les intéressait, car j'ai une abondante bibliothèque. Jamais je ne les ai "forcé" à lire mes propres livres, ni à écrire. Chacun a fait ce qu'il a· voulu.

Mais comme on leur parlait quelquefois, en classe, de leur père, comme ils me voyaient travailler, ils m'ont souvent demandé de les aider dans leurs études, de leur commenter tel ou tel livre, quels qu'ils fussent, et le goût d'écrire (même si ce n'était pas des poèmes) leur est ainsi venu naturellement, sans intervention de ma part.

J'écris à la fois par nécessité intérieure d'être en m'exprimant, par besoin de communiquer avec les autres, pour moi et pour autrui. C'est parfois un plaisir, parfois une souffrance. Car le langage poétique est un langage qui demande un maniement très particulier. L'inspiration peut venir de n'importe quoi : aussi bien d'une émotion, d'un mot, d'une image que d'une rencontre avec un être, une chose, un paysage, une idée, une lecture etc. - naître "naturellement" ou d'une recherche, d'une "mise en condition" spéciales, - se produire n'importe où et n'importe quand, si du moins on se trouve dans un état de disponibilité suffisant, - surgir durant la veille ou le sommeil (beaucoup d'écrivains gardent sur leur table de nuit un crayon et du papier pour prendre des notes s'ils se réveillent). Mais, quoi qu'il en .soit, il est extrêmement. rare qu'un poème entier provienne d'un seul coup de l"' inspiration". Celle-ci ne fournit en général que des fragments qui doivent être ensuite organisés en un tout. C'est pourquoi écrire oblige à un long et difficile travail de mise au point. .

J'ai commencé d'écrire vers 12-13 ans. Mon père et ma mère ne sont intervenus ni dans un sens ni dans l'autre. Ils m'ont laissé faire à ma guise. Mais j 'ai toujours eu la chance de recevoir de mes professeurs des encouragements : car. j'aimais la littérature et obtenais de bons résultats en français. Ce sont eux qui m'ont aussi fait connaître des poètes que l'on n'étudiait pas alors en classe. Ce qui m'a permis de lire les oeuvres les plus diverses avec autant d'intérêt pour les unes que pour les autres : sans compter les poètes grecs et latins inscrits à nos programmes. Je ne puis donc énumérer ici tout ce que j'ai lu. Je vous dirais simplement que je lisais avec la même passion Villon et Scève, Ronsard et Du Bellay, Corneille et Agrippa d'Aubigné, les poètes "spirituels" du XVIIe, Chénier, Hugo (qui est, pour moi, le père de la poésie moderne) et Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé,·Valéry, Claudel, Breton, Desnos, Supervielle, etc. Tous m'ont plus ou moins influencé. Et ce n'est que peu à peu, qu'une fois assumées ces influences, je suis parvenu à trouver ma "voix" personnelle, tout en continuant à me nourrir de celles du passé et du présent, des plus "classiques" comme des plus "insolites" . ·

Toutes les expériences poétiques m'intéressent. La question que je me pose d'abord devant celles d'aujourd'hui n'est pas de savoir si je les aime ou non, mais si elles comportent une parole valable qu'il faut découvrir à travers ce qui peut nous en éloigner ou nous rebuter. Car si la poésie peut nous apparaître parfois comme un jeu gratuit de mots, si elle est devenue aujourd'hui plus difficile à comprendre que jadis, c'est parce qu'elle a pris conscience de sa spécificité, qu'elle veut être un langage absolument distinct des autres. La seule limite que l'on peut lui assigner est le risque de la voir se changer, à force d'exercices de plus en plus complexes, en une parole entièrement incompréhensible qui ne communiquerait plus rien et, par suite, se détruirait elle-même.

Il ne faut pas croire non plus que l'obscurité est nécessairement un signe de profondeur. Elle peut ne recouvrir que du vide. Aussi doit-on distinguer le secret d'un. poème, son mystère , qui peut être porté par des mots très simples, - des ténèbres d'un langage rendu artificiellement obscur.

Ce n'est pas toujours facile ; Mais vous le sentirez vous-mêmes : vous le devinerez peu à peu.

Voilà le petit conseil que je me permets de vous donner en face des "rébus" de la poésie moderne : laissez-vous conduire dans le labyrinthe si vous trouvez un fil à sa porte, même un fil de verre aussi mince qu'une aiguille. Si vous n'en trouvez pas, cherchez ailleurs. Cela suppose une initiation progressive, que vos maîtres devront vous aider à obtenir. Mais tirez-la d 'abord de votre sensibilité : de ce qui, en étant poésie en vous, d 'avance vous porte vers le poème, vous incline à vous reconnaître dans celui-ci ou dans celui -là, vous donne l'envie et le goût de créer, d 'écrire à votre tour.

Vous me demandez si j'aime les autres formes d 'art : peinture, musique, sculpture, etc.

Oui , je les aime, non pas en "spécialiste" mais pour tout ce qu'elles m'apportent, pour tout ce dont elles m'enrichissent et qu'il me serait impossible de créer moi-même, de connaître, d'éprouver sans elles.

En revanche, je ne me sens pas fait pour écrire des romans et pense que je n!en serais pas capable. Je suis trop "possédé" par la poésie et ma vraie langue est le poème. Mais l'essai m'intéresse : la réflexion sur les questions que me pose le langage poétique comme sur les questions que me pose, comme à chacun de nous, le fait d 'être un homme, de vivre l'énigme humaine.

C'est pourquoi j'ai écrit deux livres : Notes sur la poésie (Editions du Seuil, 1970) et Notes sur la foi (Gallimard, 1973). J'en écris maintenant un troisième qui sera consacré au " mystère".

N'ayant aucun goût pour les "mondanités" - et étant obligé, de surcroît, d 'avoir un métier pour gagner ma vie : car les poètes ne peuvent pas vivre de ce qu'ils écrivent, sinon très rarement, j'ai trop de travail pour perdre mon temps à " jouer" aux "vedettes" . Il arrive, mais peu souvent, que quelqu'un me reconnaisse dans la rue s'il a vu ma photographie dans un journal, un livre ou à la télévision. Il arrive, mais tout aussi rarement, qu'il me parle a lors de mes poèmes.

L'important, pour moi, n'est pas là. Il est dans les lettres que des lecteurs inconnus, des amis inconnus comme vous m'écrivent. Car c'est dans ces témoignages spontanés, dans ces confidences, dans ces questions que réside l'essentiel : que j'ai le sentiment de ne pas avoir écrit pour rien, de communier avec les autres, d'être en fraternité avec eux.

Enfin, j'aime beau coup dialoguer avec les jeunes, parce qu'il s savent poser de vraies questions et écouter ce qu'on leur répond. Je donne parfois de petites causeries - qui sont plutôt des entretiens, une conversation - dans les lycées, collèges et Universités·. Mais les loisirs me manquent pour aller partout où l'on a l'amitié de me demander d' aller (et je vais quelquefois très loin : en Amérique, par exemple). Ce la m'attriste, car je serais heureux de pouvoir parler avec tous ceux qui le souhaitent , lire leurs poèmes, les aider si je le puis. Mais il ne me serait plus alors possible de travailler et ce serait, pour moi, comme une sorte de mort. Voilà pourquoi il faut pardonner aux poètes de vivre aussi un peu solitairement, de s'enfermer parfois dans leur chambre pour méditer et écrire, de refuser parfois de faire ce qui ne serait plus d 'abord leur vraie raison d 'être : créer de la poésie et se donner à travers leurs livres, offrir aux autres ce qu'ils n'ont qu'à leur offrir : une parole chargée de toute leur vie, de tout leur amour, de tous leurs espoirs, de toute leur révolte contre ce qui veut détruire l'homme, la nature, le nom secret des êtres et des choses.

J'espère que cette lettre ne vous décevra pas. J'ai essayé trop vite de vous y dire le principal par rapport à vos questions. Mais le principal reste pour moi la lettre que vous m'avez écrite tous ensemble avec tant de sympathie et de ferveur. Rien ne pouvait m'émouvoir davantage.

Croyez-moi tous votre ami.

J .Cl. Renard


P.S. Puisque vous avez aimé "Etre comme un enfant", je vous envoie un petit livre, "Métamorphose du Monde" ( écrit voici déjà longtemps, en 1951, et republié en 1963) où vous trouverez d'autres poèmes sur l'enfance ("Incantation des enfances" ) qui peut -être vous plairont. Si vous désiriez connaître un peu plus mon travail, vous pourriez demander à votre professeur de se procurer, pour votre bibliothèque de classe, une étude intitulée : Jean-Claude Renard , publiée en 1966 dans la collection "Poètes d'aujourd'hui" n° 155 aux Editions Seghers, à Paris.