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 Moins d’ateliers pour mieux travailler

 

Peindre, dessiner, raconter, manipuler

Même s’il n’est pas facile de prendre du recul, il ne faut pas perdre de vue nos objectifs d’éducateur. Par exemple, quel que soit l’âge des individus qui apprennent, l’important est d’aider à l’appropriation de langages pour s’exprimer, communiquer et comprendre le monde. La sobriété est la bienvenue car une trop grande diversité d’entrées et d’outils peut avoir un effet de dispersion et nuire à la concentration sur l’essentiel : l’acquisition et la maîtrise de langages. Dans notre monde croulant sous l’excès de sollicitations, évitons la surenchère de propositions d'ateliers divertissants ou de consignes stériles. Sous prétexte de diversifier les situations, les techniques ou les outils, les enfants sont distraits, décentrés de leurs propres recherches, dissipés dans leur démarche auto-formatrice. L’éducateur doit veiller à la quiétude nécessaire aux apprentissages. Il doit faciliter l’attention des enfants sur leurs actes, les aider à comprendre le sens du travail comme construction de soi par interactions avec d’autres ou observation-modification d’une matière concrète ou d'un concept abstrait. En maternelle, l'enfant commence un lent cheminement durant lequel il va se former, se construire, acquérir des langages en dissociant puis en organisant, peu à peu, le conglomérat des savoirs, des pensées et des sensations. Le labeur expérimental participe de la maturation de l’enfant.

 

Dans la classe.

Contraindre à faire, pervertit le désir et donne de médiocres résultats. Entre 2 et 6 ans, les enfants découvrent l’univers et l’humanité avec intérêt et assez de tonus pour souhaiter les conquérir avidement. Leur désir d’investir le monde est si prégnant qu’il est inutile d’imposer une quelconque activité. Spontanément, les petits humains agissent à se construire. Dans la pratique, ils sont encore peu autonomes pour sortir, installer et ranger du matériel. En PS, ils se limitent souvent aux ateliers proposés par les adultes, aux coins permanents (petites voiture, cuisine, poupées) et aux jeux de construction accessibles dans des caisses à leur portée. La configuration de la classe et l’intention éducative de centrer l’enfant sur ses actes nous incitent à imposer des règles et des limites : « Vous ne pouvez pas tout sortir en même temps. Sauf cas particuliers, vous jouez à un jeu après l’autre. Vous devez ranger le précédent avant d’en sortir un nouveau. » Une règle fondamentale est régulièrement rappelée : « Vous terminez ce que vous avez commencé », même si l'injonction n'est pas toujours suivie d'effet. Proposer un milieu riche ? Oui. Butiner a du bon, mais papillonner ? Pas toujours. Pas pour tous. Pas tout le temps.

 

Originalité au quotidien

Certains jours sont exceptionnels. Les jours de grande fête comme carnaval, déguisé en super héros ou en fée, l’après-midi, on suit avec les parents dans les rues du quartier un orchestre joyeux et l’on avale sans les compter les crêpes au chocolat. On se souviendra longtemps de ces jours trop rares qui nous transforment. Les enseignants pourraient se fixer comme objectif pédagogique de teinter chaque jour d’une nuance originale marquant les esprits d’un repère d’inscription en mémoire. « Je l’ai appris le jour où… », ces pierres blanches sur le chemin des écoliers seraient des remèdes à la morosité et à l’ennui nuisibles au désir d’apprendre, menaçant la joie de vivre indispensable à la bonne santé des individus. La classe est alimentée par les associations de pensée, les découvertes réalisées au hasard de la vie des enfants et des adultes. Un objet apporté par un enfant, un album découvert chez des amis, une intention pédagogique naissant en visitant un musée : « Oui, c’est cela. Il faut montrer à mes jeunes élèves ces œuvres d’artistes adultes reconnus. Elles leur parleront car ils sont connaisseurs. Cela fait presqu’un an qu’ils peignent à l’école. Ils sont praticiens pour s'être déjà frotté à la résistance des matériaux et à la juxtaposition des formes et des couleurs. Ils compareront. Ils verront la valeur de la peinture, de leurs peintures.»

 

Les incontournables

Aux coins réunion/bibliothèque, voitures, cuisine, poupées, à la quarantaine de puzzles, aux jeux de constructions et de société, s’ajoutent quelques espaces permanents ou faciles à installer. Pour reprendre la classification de Jeannette Le Bohec1, nous avons, dans la classe, un espace masse (pâte à modeler), un espace volume (bricolage), un espace trait (dessin, graphisme) et un espace peinture. Attention, il n’y a pas de doctrine. Ces incontournables le sont pour moi et actuellement.

 

Le dessin libre

Dans ma classe, papier A4 et feutres de couleur sont en libre accès, mais il est indispensable de faire vivre cet atelier en montrant son importance par l'intérêt que le maître prête aux réalisations par leur mise en valeur, leur étude. Ici aussi, l'approche de l'éducateur est empirique. Lors de la création, le maître a juste à être « par-là », se préoccupant de l'état des feutres, de la nécessité de les boucher, d'éliminer les plus usés. Il se limite à intervenir pour remarquer une nouveauté ou pour accompagner un enfant prêt à passer à un palier supérieur, celui de la représentation compréhensible, lisible du bonhomme, de l'astre, de l'animal, de la plante, du véhicule ou de l'habitat. Le secret de la réussite de la méthode naturelle réside dans la répétition. C'est à force de faire que l'on progresse. C'est à force de répéter que l'on sature et la saturation pousse à l'innovation, vers de nouvelles quêtes.

 

Le dessin commenté

En commentant son dessin, l'enfant de 3 ou 4 ans fait parler sa représentation. Il l'interprète au public. Ce faisant, il plaque de l'imaginaire sur un graphisme aux contours souvent incertains. Cette mise en mot le conduit à une réappropriation de son œuvre. Il en devient l'auteur-interprète. Il en amplifie le sens. Le récit n'a pas précédé la création graphique. Au mieux, il s'est construit au cours de son élaboration. Souvent, l'histoire se créé spontanément lors de sa dictée au maître. Elle a beau venir de son imaginaire, elle n'en sera pas moins l'un des supports des échanges avec les autres, le maître, ses pairs et par la suite, des lecteurs potentiels, les parents, la famille. Le commentaire vient éclairer ce qui, a priori, restait obscur à la seule lecture de l'œuvre graphique. Il aura une incidence sur les créations ultérieures car l'enfant sait qu'il devra « défendre » sa représentation. Elle permet au maître d'avoir des exigences : « Par quel signe peut-on identifier cet animal comme un loup plutôt qu'un ours? »

Le commentaire dicté au maître est une entrée en écrit-lire. Au cours de l'année, des signatures apparaissent peu à peu, puis des lettres, des mots.

 

Forcer la liberté

La maîtrise progressive de langages consiste à se libérer de contraintes matérielles en apprenant à se servir d'outils, en acquérant de la dextérité par une pratique quotidienne de ces langages, de leurs codes, de leurs symboles. L'enfant découvre en lui-même, dans la coopération avec ses pairs, à l'aide de ses pères, son propre cheminement. Par l'usage de langages, comme le graphisme, la représentation, l'enfant formule l'expression de son émancipation. Il fait acte de réflexion, acte de culture. Par des séances d'étude collective des productions, le maître attire l'attention du groupe sur le cheminement singulier de chacun dans ses conquêtes langagières. Il propose aux enfants d'exposer au groupe leur manière de faire, de témoigner, de « théoriser » leur démarche personnelle. D'autres pourront alors s'en emparer, s'en inspirer. Le forçage de la liberté passe en maternelle par la sécurisation apportée par les rituels, le cadre et la connaissance de règles simples : organisation rationnelle de l’espace, du groupe, du temps, régularité des moments de créations individuelles, d’études et de réflexions collectives.

 

L'atelier peinture

Alors qu'il pourrait être en accès libre, l'atelier peinture est toujours sous l’œil vigilant de l’éducateur. Même s’il semble ne rien s’y passer d'extraordinaire et même si c’est en silence. La communication non-verbale repose du bruit et des bavardages (y compris de l'adulte). L’intérêt des enfants pour un langage est proportionnel à l’investissement montré par l’adulte. L’esprit de notre atelier peinture est à mi-chemin entre art et artisanat. Plusieurs fois par semaine, les enfants volontaires se remettent à l’ouvrage et, comme ailleurs, la nouveauté, les progrès viennent par à-coups. Mais comment deviner le jour où l'étincelle jaillit, le moment du déclic ? Le cérémoniel a son importance. Apprendre à s'entraider pour se mettre un tablier. Ouvrir les petits-pots de peinture, disposer les diverses brosses rondes et plates sur la table, le plan vertical. En peinture, l’objectif est clair, il vise l’appropriation du langage pictural à travers des traces de couleurs sur une surface plane, « en général ». Il suffit que les enfants aient accès QUOTIDIENNEMENT ou presque, à une douzaine de pots contenant un doigt de gouache de couleurs différentes, d’avoir à disposition un pot de pinceaux de tailles variées et de feuilles A3 de 120 grammes. Et pas de consigne. L’essentiel est que les enfants peignent, qu’ils prennent le pinceau de leur choix, qu’ils le trempent dans la couleur qu’ils veulent, qu’ils tracent sur la feuille disposée en portrait ou en paysage, qu’ils juxtaposent comme ils le sentent les couleurs à leur disposition, qu’ils puissent recommencer s’ils en éprouvent le besoin. Et c’est par ce geste répété chaque jour, que s’élabore en ces apprentis peintres (de deux ans à point d’âge) une expérience personnelle de la peinture. L’éducateur est là pour voir ce qui se passe dans l’atelier. Il veille au bon état des couleurs. Il cible, personnalise ses interventions orales, encourage les timides, en freine d'autres, arrêter untel avant qu'il ne soit trop tard et que la représentation lumineuse disparaisse sous une épaisse couche brune. Il met en valeur une réussite, une trouvaille. Il permet à un enfant d’étaler couche sur couche jusqu’au débordement parce qu'il sait, il sent qu'il en a besoin, qu'il doit en passer par là. Au moment opportun, si la manie n’a pas disparu d’elle-même, profitant de cette situation transférentielle, l’éducateur accompagnera le sujet avec délicatesse pour l’amener à dépasser cet état, peut-être en l'aidant à raisonner, à prendre conscience. De son côté, le maître ne pourra éviter de réfléchir aux motivations l’ayant poussé à interagir dans ce cas particulier, avec cet individu singulier. La maîtriser de la posture pédagogique résulte d'une intuition sur la direction à donner aux enfants, d'expériences en la matière acquises par les années de pratique, d'une certaine culture artistique, fruit de la fréquentation des œuvres d’enfants et d’adultes, d'une pratique personnelle et de la réflexion et d’échanges avec des pairs.

L’éducateur, parce qu’il ne donne qu’exceptionnellement des consignes, joue sur l’émulation. Il entretient les échanges et aiguillonne sans cesse de l’individuel au collectif. Il « réveille » la classe pour montrer une trouvaille qui vient de naître : «  Regardez le bonhomme original que vient de peindre Fatima ! » ou « Venez-voir la technique que vient d’inventer Rafael. Il racle la peinture avec une spatule. », en brandissant la feuille de l’enfant à la volée, dans la classe. L’éducateur prend soin d’alimenter les moments collectifs des productions nouvelles. Il montre les peintures innovantes ou les œuvre des enfants ayant besoin ponctuellement, d’être valorisés. Il affiche les peintures. Il les photographie et les stocke dans la mémoire de l’ordinateur pour des séances de diaporama libres ou pour attirer l’attention sur des évolutions, des détails. Les individus progressent par imitation, par « copie-nage », ils coopèrent en travaillant.

Sur les étagères et dans les réserves de l’atelier de couleurs liquides, il y a :

- Le plus grand éventail de couleurs de gouaches.

- Des brosses plates, des brosses rondes, des pinceaux de tailles variées.

- Des encres de couleur.

- De l’encre de chine.

- Des roseaux taillés.

- Des pailles.

- Des éponges.

- De la gomme à dessiner.

- Des pochoirs.

- Des spatules.

- de l’acrylique.

Mais au quotidien, ce sont les gouaches et les brosses qui viennent et reviennent sur le métier. Le reste, c’est ponctuel, pour se changer les idées, pour relancer quand l’attention, le désir s’essoufflent, lorsque le groupe arrive à saturation, à épuisement d’un cycle, d’une mode. Il est temps de passer à autre chose, de se lancer vers d’autres voies, rechercher d’autres hypothèses.

Lorsque l’individu maîtrise un langage, l’utilise naturellement pour travailler à son émancipation par l’appréhension du monde et de lui-même, il aura, alors, suffisamment de désir, de force, de confiance en lui, de capacité d’adaptation pour explorer des variantes de la technique de base assimilée.

En résumé

Pour pouvoir se consacrer à l’utilisation d’un langage et explorer la meilleure amplitude de ses possibles, l’individu doit pouvoir revenir régulièrement sur l’ouvrage et se concentrer sur les potentialités investigatrices, expressives et communicatrices de ce langage scientifique, corporel, ou artistique… D’hypothèses en tâtonnements, chacun agit à construit sa propre expérience. Les échanges en groupe font gagner du temps grâce à l’imitation, à l’inspiration de l’expérience des autres. Il est primordial de résister à l’inflation des gadgets pédagogiques des sirènes du consumérisme. Ceci est valable en maternelle. Les années passant, l’âge venant, l’éducateur lâche du lest progressivement, en fonction de l’autonomie des enfants pour se lancer dans une activité, choisir leurs outils, acquérir de la dextérité et remettre en ordre de l’atelier.

 

Marseille, mai 2015

Jean Astier

1 http://www.icem-pedagogie-freinet.org/recherche/adultes-archives/results/taxonomy%3A942