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SOMMES-NOUS RÉCUPÉRÉS ? RÉCUPÉRABLES ? ou POURQUOI AGISSONS-NOUS ?

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Juin 1976
SOMMES-NOUS RÉCUPÉRÉS ? RÉCUPÉRABLES ? ou POURQUOI AGISSONS-NOUS ?
 
 

Contre les arguments défaitistes, contre les arguments pseudo syndicaux, qui prônent la passivité au nom du risque dtre récupérés, le discours qui situe clairement l'enjeu de nos luttes passées et présentes : une entreprise de résistance, dure et coûteuse en temps, en énergie, en argent, pour éviter d'être digéré définitivement par la société capitaliste.
 

 

Lors du dernier conseil d'administration de la C.E.L. l'examen de la situation économique a montré une baisse des abonnements. Parmi les explications données, il en est deux qui méritent débat :
- De plus en plus d'enseignants se refusent à payer eux-mêmes leur outil de travail (réaction similaire à "je ne fais pas de stage au cours de mes vacances").
- En relisant les "Éducateur" de 64-65, on se rend compte que C. Freinet se licitait de voir reprendre un certain nombre de ses idées. Il parlait de ferment de l'avenir, de pédagogie de masse. Il est très net que l'état d'esprit de la majorité des militants est aujourd'hui exactement à l'opposé de cela. La crainte première semble être la récupération. On rejet te souvent ceux qui n'essaient de modifier qu'un petit peu de leur pratique pédagogique.
Ceci est à lier à un autre fait : la campagne d'action n'a donné qu'un résultat médiocre (1.000 actions de 50 F étaient arrivées au 30 novembre 1977). Or il est fondamental que les camarades et les collègues sympathisants prennent des actions parce que c'est cette arrivée constante d'argent qui garantit l'indépendance de la C.E.L., la survie de l' I.C.E.M  et finalement l'activité pédagogique de chacun d'entre nous.
Un camarade nous a raconté à ce propos comment, au plus fort du péril économique de 1976, il avait ru une fin brutale de non-recevoir de la part de collègues qu'il croyait sinrement amis du mouvement : à les croire, la C.E.L. et, à travers elle, la rénovation pédagogique était une impasse,un leurre, une mystification. Plus vite elle cesserait, mieux ça vaudrait. En somme la révolution exigeait la disparition du mouvement Freinet.. .
Envisageons de sang-froid cette possibilité. Elle nous conduirait tout droit à l'uniformipédagogique, au mépris accentué des enfants, des adolescents et des personnels auxquels seraient appliqués, sans contre-poids, normes, programmes, circulaires. Un travail d'O.S. Or précisément ce que nous voulons faire, ce que nous voulons transmettre aux enfants et encore plus aux adolescents, c'est le refus du travail d'O.S., le refus de la servitude, la recherche de la dignité et du bonheur (1).
Si la notion d'expression libre est aussi répandue actuellement, qui oserait nier la part assumée par Freinet et ses camarades entre 1923 et 1968 ? Et a-t-on la naïveté de croire que le mouvement Freinet a tout dit, notamment au second degré où se nouent les problèmes sociaux et se forgent les solutions d'avenir ?
Dès lors refuser de prendre une action C.E.L., chipoter pour des raisons idéologiques sur des abonnements ("Moi, tu vois, c'est une question de principe : c'est l'établissement qui doit payer ... ") qu'est-ce d'autre qu'une attitude petite-bourgeoise, un abandon de ses responsabilités historiques personnelles et collectives et finalement l'acceptation un peu morveuse de l'état d'O.S. et de l'esclavage économique, politique, social et culturel.
Alors on entend le grand air de la récupération !
C'est Bourdieu qui déclare à France-Culture "Une expérience cupérée par le système a un effet pire que l'inaction parce que la récupération renforce le système lui-même" (le 26 septembre 1977).
Ceci, c'est condamner radicalement toutes les luttes du passé et celles de l'avenir et permettre ainsi au système de remplir le seul but qui l'intéresse : durer.
Pourtant la réfutation de la récupération n'est pas intellectuelle, mais sensible et on la trouve sous la plume d'Annie Leclerc dans Épousailles : la crainte d tre récupéré paralyse la vie et l'empoisonne : "Faudrait-il enfin que nous nous abstenions de tout travail, de toute lumière, de toute raison, de toute science, de tout enseignement, de toute musique, pour ne jamais risquer d'apporter de l'eau au moulin du pouvoir ou d'être broyé en ses rouages (...). J'en vois comme ça autour de moi, je les vois même de très près, ce sont souvent mes copines, mes copains, qui n'ont plus d'autre principe de conduite que l'évitement ; évitement perpétuel de lieux souillés et de discours piégés, navigation triste, tout élan collectif se brise sur la crainte de la "récupération", tout accord, toute adhésion finissent par s'engluer dans les bourbiers infinis de la défiance. Ils ont peur,ils n'osent plus : qu'est-ce qu'on pourrait bien faire de bon et dont nous serions assurés que le pouvoir ne pourrait tirer aucun parti ?
Moi ce qui me fait peur, c'est d'avoir peur, c'est de ne pas oser, c'est de me retenir (..)" (2).
Avec cela, tout est dit. Les premiers et les seuls "récupérés", ce sont ceux qui ont peur de l'être, qui acceptent de se laisser entamer parce qu'ils ne font plus confiance à rien finalement. C. Freinet a écrit une "Éducation du Travail". Il conviendrait de la lire ; on la croit inactuelle ; elle est au contraire très actuelle car le travail auquel songeait Freinet et pour lequel il se battait n'avait rien à voir avec l'activité racornie et stupide ù laquelle certains de nos camarades ou de nos collègues acceptent de voir réduit ce mot.
Quand on n'agit pas, on est toujours récupéré, par l'inaction, la tristesse et finalement la veulerie. Quand on agit au contraire, sans relâche et coopérativement, on n'est pas récupérable.
Roger FAVRY
 
 

(1) Pour savoir contre quoi nous luttons exactement, il suffit de lire l'ÉTABLI de Robert Linhart (Ed. de Minuit Coll. "Documents" 22 F) où l'auteur raconte ce qu'il a vécu comme O.S.2 chez Citrn, la chaîne, la surveillance, la répression, la résistance et la grève.

 

(2) Il faut lire ce très beau livre d'Anne Leclerc "Épousailles" paru chez Grasset en 1976, Un peu difficile par son analyse à la fois lyrique et philosophique. L'extrait cité se trouve aux pages 170 et 171.

 

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