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Censure et auto-censure

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Mars 1976

 

CENSURE ET AUTOCENSURE
Extraits de plusieurs entretiens à propos d'événements quotidiens vécus dans des classes de Langues et posant la question des limites de l'expression libre concernant les problèmes sexuels.
 
 
Karin. - Lors d'une séance de travail libre, les gosses avaient fait un montage sur l'obscénité. Ils avaient découpé un bonhomme en maillot de bain, et avaient mis un canon à la place du sexe. Il y avait aussi un derrière de femme sur lequel ils avaient rajouté des inscriptions, une femme en pied dans laquelle ils avaient placé un gosse tout nu, genre petit Biafrais, il était entre ses jambes, comme s'il naissait d'elle ; en face de cette femme, il y avait un gosse rigolard. Or, ce n'était pas l'image de la mère, mais l'image de la femme plutôt offerte.
J'ai affiché le panneau ; je ne me suis même pas posé la question de savoir si je devais l'afficher. A la fin de l'heure, ma collègue d'Allemand est entrée dans la classe. Elle m'a dit : "Tu ne peux pas afficher ça, tu te rends compte, les parents, l'administration ... " Alors, c'est là que j'ai commencé à paniquer. Le lendemain, j'ai dit aux gosses : « il me semble que ce panneau a besoin de quelques explications". Réponse : " Pourquoi ne voulez-vous pas qu'on affiche ça ? On a de l'éducation sexuelle à l'école ; il n'y a aucune raison qu'on ne puisse pas faire ce genre de choses, que les parents ne l'acceptent pas puisqu'ils acceptent l'éducation sexuelle". Bref, ils m'ont donné tous les arguments que je n'avais pas vraiment réussi à mettre en évidence, vu que j'étais omnibulée par la réaction de ma collègue. Et puis, ils ont dit : "Peut-être une bonne solution serait de demander aux autres élèves qui passent dans la classe carrément ce qu'ils en pensent". Ils ont affiché un questionnaire demandant les réactions de ceux qui voulaient s'exprimer ; et il y a eu des réactions, ça a complètement désamorcé le côté provocation de la chose puisqu'il y a eu discussion.
Mais sur le moment, je dois dire que j'ai eu du mal à encaisser.
Colette. - Est-ce la seule manifestation de ce genre dans ta classe ?
K. - Non ... Il y avait eu un premier panneau qui avait connu un peu le même sort. Il s'agissait de la concrétisation d'une idée choisie collectivement par la classe, à propos de l'amour, et réalisée par deux enfants déjà assez âgés. En particulier, ils avaient découpé des amoureux en train de s'embrasser ; ils les avaient séparés et avaient placé entre leurs bouches une paire de fesses nues. Ils avaient expliqué l'amour comme une affaire de lit. Après coup, pour se justifier aux yeux des observateurs, professeurs et éves, on avait trouvé des titres, en plus d'un texte libre d'accompagnement.
Il est certain qu'il y a carcan de bonnes moeurs que l'adolescent cherche à faire craquer et auquel il se heurte.
En voici un autre exemple. Au bout d'une dizaine de minutes d'un cours, je m'aperçois qu'une partie des élèves ne suit pas du tout ; un élève cache quelque chose sous sa table, sur ses genoux. Il le cache mal, volontairement, pour que je le voie. Il me sort un mensuel "spécialisé", ouvert à la page des "nanas" ; je fais sortir le journal et on en discute. Les gosses ont été très surpris de ma réaction, qui était un essai de compréhension. On a passé l'heure à discuter de ça. Le lendemain, ma collègue d'Allemand, affolée : "Qu'est-ce qui se passe ? On m'a accusée, moi, de faire lire ça dans ma ·classe d'allemand". Les faits avaient été transmis, on ne sait comment, d'une manière subjective. J'ai exposé les faits à· mes élèves ; je leur fais comprendre les dangers d'une information mal transmise ; nous nous sommes entendus sur la nécessité d'une autocensure.
C. - J'ai eu un cas cette année un petit peu curieux. Des élèves de dix-huit ans avaient choisi de faire un exposé sur la transmission de la vie, à cette occasion , on avait parlé de l'acte sexuel, de la contraception, etc. A la suite de cette séance, un professeur s'est plaint à moi personnellement, de les trouver "excités" et "bouleversés".
Or, l'échange de vue avait é té extrêmement calme. A aucun moment, je n'ai senti de nervosité chez eux ni d'excitation. Tout avait été parfaitement courtois et détendu. Il y a donc eu une réaction négative de l'extérieur et il m'est venu à l'esprit que c'était la personne en question qui était bouleversée et qui avait transposé ses propres réactions sur les élèves.
C'est appréhendé par l'extérieur comme une action subversive, parler de l'amour, c'est "de l'obsession d'excité sexuel".
C. - Est-ce que tu as conscience de "décrisper" l'image de "bonnes moeurs" que tu es censée donner en tant que prof ?
K. - Je ne dis pas que je prends le contrepied mais je suis moi-même. Je me suis très vite défaite de cette idée du prof tiré à quatre épingles et obligatoirement habillé d'une certaine manière. J'avoue qu'au départ, je faisais très attention ; j'en suis quand même arrivée - c'est un travail sur moi-même - à me dire que le fait d'avoir des formes, d'être sexuée, ne doit être en aucun cas réprimé en moi.
J'aurais mauvaise conscience à vouloir créer une image de prof ; j'ai eu des réactions de mes élèves qui m'ont prouvé qu'ils me ressentent plutôt comme une personne.
C. - Et au niveau du vocabulaire ?
K. - Je ne pense pas qu'il y ait de barrière ; j'ai, de par moi-même, un vocabulaire assez littéraire ; ce qui ne m'empêche pas, à certain moment, d'utiliser de l'argot et même de dire merde.
Il semble, d'après ces quelques exemples, qu'à partir du moment où des relations interpersonnelles s'instaurent entre profs et élèves, éliminant au maximum la notion de tabou, ils s'exposent à une certaine forme de répression de la part de l'extérieur.
 
Avez-vous vécu des événements du même type ?
Avez-vous découvert des solutions pour éviter le blocage des situations ?
Karin HADDAD et Colette ROY