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Approche complexe d’une éducation aux Langues Vivantes à l’école primaire

Dans :  Langues › Principes pédagogiques › Techniques pédagogiques › 

article à paraître dans les Cahiers Pédagogiques

Nicolas Go[1]et Juliette Gasselin[2]



L’éducation aux langues peut trouver sa place, modeste et enthousiaste, dans l’économie générale de l’enseignement ; elle doit exister sans dominer. Voici une présentation générale de pratiques de langues étrangères en pédagogie Freinet dans des classes ordinaires du premier degré. Ces propositions supposent une exigeante pratique coopérative d’enseignement, qui ne saurait se réduire à quelques formes d’action élémentaires, voire idéologiques, et reposent sur une pratique de dévolution[3] généralisée, par laquelle les élèves sont certes acteurs, mais surtout auteurs/créateurs de leurs tâches, ainsi que de l’organisation sociale de la classe dans son ensemble. Une pratique pour laquelle l’enfant existe, non pas simplement comme élève, mais, radicalement, comme être humain, considéré dans sa complexité sociale et singulière. Une pratique par laquelle, loin de simplement préparer l’enfant à l’actuelle vie en société, et plus encore que de préparer en lui l’homme de demain, on lui permet de vivre et expérimenter, ici et maintenant, sa propre humanité.
 
Le principal problème de l’apprentissage des langues vivantes est le suivant : que cet apprentissage soit vécu, éprouvé, expérimenté comme désirable, c’est-à-dire nécessaire. Non pas au sens utilitaire du terme, comme lorsqu’on dit « parler des langues étrangères sera nécessaire dans la société de demain », mais au sens d’une nécessité intérieure, comme l’exprimait Kandinsky à propos de la création artistique. Une nécessité intérieure éprouvée, ici et maintenant, comme un désir de faire. Sans doute est-ce là le plus grand impensé des didactiques contemporaines, et peut-être le principal motif de leurs échecs relatifs : l’oubli massif du désir, éventuellement relégué au statut de simple « motivation ».
Nous suggérons, contre les représentations communes, le caractère essentiel du désir. L’attrait, l’envie, l’inclination, la tentation, la curiosité, le caprice, la volonté même, n’en sont, parmi tant d’autres, que des expressions possibles. Disons, avec Spinoza, que « le désir est l’essence même de l’homme »[4]. Il est en quelque sorte notre puissance de vie, « la puissance d’agir ou en d’autres termes la force d’exister »[5], ce qui est confirmé par certains travaux actuels en neurobiologie[6]. L’oubli du désir en éducation, et à l’école en particulier, c’est la mutilation de l’être, et la négation du principal moteur des apprentissages et de l’existence en général.
 
Notre thèse est la suivante : les difficultés actuelles de l’enseignement des langues vivantes, mais aussi de l’apprentissage/enseignement tout court, tiennent, en partie certes mais irréductiblement, à l’incapacité de l’école à créer un milieu favorable à l’activité créatrice du désir entendu comme force d’exister. Ce n’est pas pour rien que la question est si rarement posée : elle implique une transformation radicale, non seulement du rapport aux savoirs, mais aussi des rapports d’élaboration des savoirs. C’est que le désir ne se décrète ni ne se commande : il lui faut un milieu social par lequel il se déploie et prolifère. Ce milieu est celui d’une pratique sociale coopérative, qui a bien entendu ses conditions d’exigences, sans lesquelles elle n’est qu’une manière particulière d’organiser les relations sociales.
 
Nous nous proposons de définir les éléments d’une pratique sociale coopérative qui soit le lieu de l’effectuation des processus de désirs singuliers dans l’activité de connaissance, et de déterminer les conditions particulières des pratiques langagières favorisant une confrontation aux langues dans leur réalité complexe[7].
 
On a depuis longtemps renoncé à une approche « naturelle » de l’apprentissage des langues, imitant l’acquisition de la langue première (dite maternelle). Il lui manque le bain langagier et les nécessités de la relation familiale, dont on trouve un équivalent lors des séjours à l’étranger ou par exemple dans la relation amoureuse bilingue. Ce n’est pas une raison pour verser dans l’approche grammaticale traditionnelle, fondée sur l’analyse du système linguistique. Il est possible de créer une forme de lien social suscitant le désir des échanges linguistiques, et instituant la légitimité d’un effort pour écrire, lire et penser dans une langue étrangère ou régionale.
 
La première condition paraît être une « banalisation » des langues vivantes, insérées dans les usages linguistiques ordinaires de la classe. Idéalement, les élèves devraient pouvoir passer spontanément et sans façons d’une langue à l’autre s’il en est besoin. En outre, ils doivent pouvoir « baragouiner » faute de mieux, l’intention de communiquer ou de créer dans une langue étant prioritaire par rapport à la correction de l’expression. Comme aimait à le répéter Freinet, « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », ce qui signifie qu’on n’attend pas de savoir parler, écrire ou lire, pour commencer à parler, écrire ou lire. En outre, on n’apprend pas à parler, écrire ou lire pour ne rien dire, ni rien en faire. L’élève en position d’auteur (l’auteur s’autorise) fera avec les moyens du bord, comme on dit ; l’essentiel est qu’il se lance dans l’expression/ création/ communication au sein d’un groupe aidant. La dévolution radicalisée, qui caractérise la Pédagogie Freinet, suppose de créer le milieu d’une pratique sociale scolaire où l’élève se vit comme auteur de ses tâches, de ses propres processus d’apprentissage, et co-auteur du milieu scolaire lui-même. Tout désir étant par définition à la fois singulier (impossibilité de deux désirs identiques) et opaque (impossibilité d’en donner l’analyse objective), sa maîtrise, sa programmation, sont impossibles. Plutôt que de le contraindre à consentir, le professeur met l’élève en situation de pressentir la potentialité d’accroissement de puissance que représente pour lui une situation donnée.
 
Voici quelques dispositifs mis en œuvre dans les classes, de façon systémique, afin de multiplier les occasions pour les élèves d’éprouver l’utilisation d’une langue étrangère comme outil d’accroissement de leur puissance :
 
L’imprégnation socialisée et contextualisée de la (des) langue(s) est commencée le plus tôt possible, dès la maternelle. Le professeur s’exprime dans la langue sans exigence particulière, mais toujours en situation. Les séances de pratiques corporelles[8] sont tout indiquées pour cette imprégnation, parce que le professeur peut « joindre la parole au geste », et que le plaisir des œuvres du corps constitue une condition très favorable à la mémoire affective. De temps à  autres, il sollicite l’expression des élèves, mais sans jamais la forcer. Sont aussi favorables pour cette imprégnation toutes les situations où les élèves sont en position d’agir : réaliser une production musicale, une production graphique, une recette ou une réalisation manuelle.
La création de textes est favorisée dès que possible : le temps quotidien de l’écriture libre[9] est ouvert à l’écriture en Langue(s) Vivante(s). N’importe quel élève peut, s’il le souhaite, demander au professeur de l’aide pour produire un texte qui, une fois terminé et en temps voulu, sera présenté à la classe. Le problème porte sur l’enjeu de la création, c’est-à-dire la créativité qui détermine la production des textes : le résultat importe moins que le processus qui a conduit à ce résultat. Il faut garder présent à l’esprit que les productions sont déterminées par les conditions sociales de leur processus de production, ce qui interroge les situations de communication et leur rapport à la pensée personnelle de l’élève. En tant qu’auteur/créateur, l’élève opère des transformations sur ses propres productions.
 
Ce texte libre, dont l’auteur est membre de la classe, constitue alors pour les autres élèves novices une énigme à déchiffrer. Ils se trouvent ainsi dans une position équivalente à celle des enfants de Cours Préparatoire découvrant un texte qu’ils ne savent pas lire. La démarche de lecture/découverte, dite « Méthode naturelle » de lecture, suit une progression empiriquement et soigneusement élaborée, qui peut parfaitement être adaptée à l’apprentissage/enseignement d’une nouvelle langue. Elle vise essentiellement à ne pas désapproprier les élève du rapport au texte, et à maintenir l’efficience de la relation sociale et affective dans le travail, toujours disponible à l’insolite et à l’incertain. La découverte du texte se fait de manière exploratoire, sans ordre particulier, de proche en proche, chacun étant sollicité pour proposer ses propres hypothèses, selon son propre mode de compréhension. Cette reconstitution, collective et non linéaire du texte, sous la vigilance de son auteur qui se tient au tableau pour accueillir avec le professeur les propositions de ses camarades, se termine, une fois complétée, et après relecture en commun, par une « chasse aux mots », ou aux « syntagmes » : une courte liste de mots ou d’expressions proches est constituée au tableau, à partir de ceux du texte qui retiennent l’attention des élèves. Puis chacun recopie l’ensemble sur son propre « cahier d’auteur ». Le professeur recopie chaque texte sur une affiche placée au mur, qui constitue ainsi à la fois une mémoire didactique du travail de la classe, et un répertoire langagier disponible pour les textes futurs. C’est la fréquence de ces textes, leur diversité et leur portée affective, qui favorisent des apprentissages impliqués et donc efficients.
La pratique sociale est ainsi éprouvée comme le lieu ou la promesse d’une jouissance, les succès devant le groupe comme des expériences de la dignité. La jubilation socialisée repose principalement sur l’effet de reconnaissance par le groupe qui à la fois accompagne les processus singuliers (contributions du groupe dans les activités de recherche personnelle) et les valorise (reconnaissance du statut d’auteur et validation d’un succès). La jubilation se produit aussi bien comme effet d’un processus personnel dans l’adéquation entre le travail et le désir (qui s’éprouve comme satisfaction de réussir une tâche assumée), que comme inscription de la tâche dans la relation sociale. Mais cette relation coopérative reste le milieu d’une mise en œuvre et de l’apprentissage d’une pensée personnelle.
 
 
En sus, certains textes sont créés en commun, au tableau, à un rythme et d’une manière qui dépend du contexte de la classe. Les résultats de ces pratiques d’écriture collective sont de même recopiés et affichés. Tout acte d’apprentissage suppose des phénomènes de transformation. Toutes les activités de transformation se trouvent déterminées et régulées dans la classe par ce qu’on peut considérer comme une pratique générique. C’est une pratique sociale, connue sous le nom de coopération.
 
 
Les textes créés, individuellement ou collectivement, font l’objet d’une publication dans la collection littéraire de la classe, qui rassemble déjà les textes libres sélectionnés en français, et auxquels ils s’ajoutent. Si la situation s’y prête, si les élèves le décident, un numéro spécial en Langue(s) Vivante(s) peut être édité. Il peut s’agir également d’un album illustré.
La correspondance scolaire est une autre manière de faire, soit avec une classe étrangère, soit avec une classe française pratiquant l’écriture en langue étrangère ou régionale. Dans ce dernier cas, on se contentera de quelques textes parmi d’autres en français.
La pratique de présentations d’albums, de livres, par les enfants eux-mêmes, doit rester à l’initiative des élèves, qui choisissent librement leurs lectures et celles qu’ils présentent. Elle est néanmoins organisée et valorisée par le professeur, qui entretient l’intérêt par la qualité de son propre accueil. Elle nécessite une bibliothèque de classe ou une BCD suffisamment fournie.  La présentation orale se fait généralement en français, les élèves les plus impliqués pouvant néanmoins s’essayer, avec l’aide bienveillante du professeur et du groupe, dans la langue concernée.
L’entretien libre du matin est un lieu favorable à des communications informelles des élèves sur la culture de la (des) langue(s) cible(s). Toutes les références seront accueillies, valorisées, et le professeur suggèrera des prolongements pour les activités de recherches personnelles. Il suscitera la référence aux cartes géographiques, aux évènements d’actualité, etc.
Les exposés porteront sur, ou seront l’occasion de références culturelles et linguistiques. Le professeur participe à leur préparation dans les temps de travail individualisé, pour assurer les références pluriculturelles.
Les créations diverses, musicales ou sonores, chantées, contées, etc. sont aussi bien des occasions de pratiquer les langues.
 
De façon générale, c’est le professeur qui porte la responsabilité de donner vie aux pratiques langagières et aux références culturelles afférentes. Outre l’animation des diverses institutions évoquées ci-dessus, il veille à créer des liens, des rappels, à solliciter la mémoire didactique et l’imagination créatrice, à provoquer les effets de communication susceptibles de nourrir l’activité coopérative.
 
Un dernier point mérite d’être précisé : plus que l’apprentissage d’une langue, la visée est celle d’une éducation aux langues, ce qui suppose une approche résolument plurilingue et pluriculturelle. Ceci est favorisé par la multiplicité des dispositifs (exposés, correspondance, textes libres, entretiens, etc.), elle-même portée par la multiplicité des propositions d’élèves, que permet notamment le travail individualisé[10]. De même, la polyrythmie peut être considérée comme la conséquence nécessaire de l’institution des élèves comme auteurs-créateurs dans des processus singuliers. Les désirs singuliers, pour éprouver leur puissance créative, doivent élaborer leurs propres cheminements. Ceci n’empêche pas qu’ils puissent se rencontrer, bien au contraire : la rencontre des singularités transforme leur cheminement propre par les effets d’altération[11]et l’amplification des puissances.
 
Ici, la pratique pédagogique déclare « la fin des certitudes ». Non pas programmer (du point de vue du professeur) pour réduire l’incertitude et diriger la production des savoirs, mais s’autoriser (du point de vue des élèves) pour accroître la créativité et coopérer dans les pratiques de connaissance. Non pas procédures et cadence, mais processus et rythmes. Non pas chronologie (découpage du temps en plages progressives répondant à une programmation des apprentissages) mais histoire (devenir par événements imprévisibles portés par l’intentionnalité). Cette fin des certitudes ouvre à une nouvelle posture d’écoute, qui interpelle la didactique contemporaine, et la recherche en général. Donner la primauté aux processus de vie, à la créativité, au sein d’une pratique sociale coopérative où les élèves sont institués comme auteurs et, dans ce contexte, organiser une rencontre efficiente avec les cultures, voilà une formulation possible des enjeux. Ceci engage une reconsidération de l’enseignement dans son ensemble, et un renouvellement conséquent des didactiques, intégrées dans une épistémologie complexe. L’écoute est le corrélat de la créativité, et la créativité est une expression éminente de l’humain. Ce que l’école s’entête à oublier, aux prises avec ses déterminismes politiques. Comme disait Deleuze, créer, c’est résister.   
 
[1] Docteur en philosophie (Paris X) et en sciences de l’éducation (Montpellier III), diplômé de Langues Orientales (INALCO Paris), mis à disposition de l’Institut Coopératif de l’École Moderne (Pédagogie Freinet) pour la recherche, chargé d’enseignement à l’Université de Provence.
[2] Professeure des écoles en cycle 3, habilitée pour l’enseignement de l’anglais et de l’espagnol, animatrice de la commission Langues Vivantes à l’Institut Coopératif de l’École Moderne.
[3] La dévolution peut se définir comme transfert de la responsabilité de l’étude du professeur vers les élèves.
[4] Spinoza, Éthique, Partie III, « Définition des affects », I.
[5] Ibid., Partie III, « Définition générale des affects », Explication.
[6] Voir par exemple Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, 2003,p. 41.
[7] On trouvera un développement complet sur les « principes de la pratique » en pédagogie Freinet dans la revue scientifique Penser l’Éducation (Laboratoire CIVIIC de l’Université de Rouen), numéro 25, premier semestre 2009, par le Laboratoire de Recherche Coopérative de l’ICEM.
[8] Comme dans les autres disciplines, les pratiques corporelles sont le lieu de la créativité, l’élève y est comme ailleurs auteur, créateur, transformateur, etc.
[9] La référence est le temps de travail individualisé en pédagogie Freinet, où sont produits quotidiennement des « textes libres ».
[10] Outre le fait qu’elle favorise la singularité dans l’hétérogénéité, telle est la grande vertu des temps réguliers de travail individualisé : chaque élève étant consacré à sa propre tâche, la vie de la classe s’enrichit considérablement de la diversité, de la multiplicité et de la grande quantité des objets de connaissance, lesquels entraînent par suite le multiplication des liens et relations inattendues et créatrices.
[11] Du latin alterare, « rendre autre ».