Raccourci vers le contenu principal de la page

Dossier : Démarrer en Pédagogie Freinet : en dessin

Dans :  Arts › Formation et recherche › formation › Principes pédagogiques › 
Avril 1980
EN DESSIN
Comment je démarre chaque année,
ou plutôt comment je re-démarre, et pourquoi je re-démarre ainsi ?
 
Ceci avec un effectif de 350 élèves, c'est-à-dire un effectif FAIBLE pour un prof de dessin qui fait 20 heures par semaine, et je fais figure de privilégiée et d'exception (relatif à mon chef d'établissement et aux structures internes de l'établissement. Mais chaque année tout est remis en question).
Si j'avais un minimum de 24 élèves par classe, ce serait un effectif de 480 élèves hebdomadaires et toute mon organisation matérielle et pédagogique serait à revoir. Bon nombre de collègues ont plus de 500 élèves et, au risque d'y laisser leur peau, certains tentent des innovations pédagogiques. J'ai déjà enseigné avec 24 élèves minimum ; ce fut pour moi une épreuve, ou plutôt une industrialisation démoralisante, où chaque jour je me reposais les mêmes questions : Combien de temps pourrai-je tenir le coup ?.. Quel impact puis-je avoir ? ... A quoi cela sert-il ? ... Et pourtant il y avait toujours quelques gosses qui, par leur contact, par leur envie de revenir faire des heures supplémentaires, me remontaient le moral et me donnaient le courage de continuer à me battre.
Pendant plusieurs années, je me suis fait suer mortellement chaque premier trimestre, ne “sentant” rien chez les trois quarts de mes nouveaux élèves. C'était souvent l'incompréhension totale entre eux et moi. Ce n'est guère facile, l'expression libre, quand on est conditionné depuis le plus jeune âge ! C'est encore moins facile de se sortir de tous les stéréotypes qui nous entourent et nous influencent ! (et d'ailleurs pourquoi s'en sortir, les stéréotypes étant souvent plus sécurisants qu'un dessin “mal fait” quand “j'sais pas dessiner”) ; c'est insécurisant de s'organiser soi-même et de ne pas avoir de notes...
Malgré mes propositions de thèmes, mes explications et démonstrations de techniques, individuelles ou collectives, j'avais l'impression de m'enliser avec mon expression libre.
 
Tout doucement, j'ai essayé de trouver des solutions :
- Au départ je proposais deux thèmes, et deux ou trois techniques, puis on permuttait.
- Puis j'augmentais le nombre de thèmes et celui des techniques pour arriver à une expression plus libre.
Mais chez beaucoup persistait un malaise, une peur de se lancer, un manque d'ouverture.
Actuellement, j'impose des petits jeux, des petits travaux que j'adapte à chaque classe, que je tente d'améliorer.
Bien que cette formule me satisfasse beaucoup plus, c'est loin d'être parfait et il y aurait encore bien des améliorations à apporter.
Tout d'abord je distingue les classes que j'ai eues l'année - ou les années - précédentes, et les classes nouvelles (nouvelles, c'est-à-dire que nous n'avons jamais travaillé ensemble).
- Pour les classes ayant déjà travaillé en expression libre, il y a peu de problème matériel d'organisation pour re-démarrer ; bien au contraire. Les élèves savent d'autre part que s'ils sont en panne d'idées, je suis là pour suggérer, et que, s'ils désirent un travail imposé, je suis également là (mais on me le demande rarement, quatre ou cinq fois par an). Ce qui veut dire qu'ils s'organisent par ateliers, selon les thèmes et les techniques choisies par eux et selon nos possibilités du moment.
 
- Et puis il y a les nouvelles classes.
Pour les 4e et 3e, je n'impose pas de travaux de démarrage ; tout au moins pas encore.
Mais, avec les 6e et 5e, j'impose pendant quelques semaines des petits exercices en leur expliquant pourquoi (pour faire connaissance avec une nouvelle façon de travailler, de nouvelles techniques, avec le prof, pour permettre à ceux qui ont peur de se lancer, de se sécuriser, et pour leur prouver que chacun est capable de dessiner, de peindre, avec sa propre personnalité avec ses propres qualités ; si j'interdis certains instruments durant ces quelques semaines, c'est pour favoriser leur expression, leur spontanéité, c'est aussi pour créer des réactions...).
 
Quel genre d'exercices ?
• Des petits travaux, genre déblocage, que tout le monde peut faire sans “savoir dessiner”, sans être particulièrement habile, sans nécessiter de soin particulier, mais en créant des situations : exemple, imposition des techniques, du format (j'évite les petits formats), pas de gomme, pas de crayon de papier, pas de règle, ni de compas ; parfois pas de ciseaux, pas de pinceau pour la colle, pas de pinceau pour la peinture...
• Tantôt individuels, tantôt collectifs...
• Des petits travaux qui ne font pas “sérieux”, où chacun, même les plus craintifs, peuvent se lancer sans craindre de ne pas faire “beau” (que je n'aime pas ce terme là !).
- Mais où l'imagination est mise en éveil...
. Et puis sans note (comme tout ce qui suivra durant l'année scolaire, sauf s'ils me le demandent).
• Ils savent d'autre part que je suis là pour conseiller, pour suggérer, pas pour brimer ni démolir. Chacun fait ce qu'il peut, comme il peut, comme il a envie, avec sa propre personnalité...
Un exercice que les 6e aiment beaucoup et qui à mon avis permet de faire connnaissance (entre eux et moi, le prof qui ne semble pas être comme les autres - mais qui est qui, et qui veut quoi ?) :
Format moyen mais le dessin doit toucher les bords ; stylo-bille ou pastels ou fusain, sans dessin préalable, je débute une histoire pas sérieuse sur une famille farfelue qui part en vacances, sur un petit animal à qui il arrive plein de mésaventures, sur un inventeur bidon (il voulait créer une machine à éplucher les pommes de terre et il s'est aperçu qu'elle ne faisait que des bulles de savon mystérieuses ; voulant réparer une fuite avec une ficelle, la machine se mit à transformer les pommes de terre en haricots verts à rayures rouges ; et puis la machine se mit à faire des sauts et un drôle de bruit... Et, à la fin de mon histoire, tout le monde parle en même temps, s'imaginant sa propre machine farfelue, rapiécée, rafistolée. C'est à celui qui dénichera l'anomalie la plus originale).
 
Depuis quelques années, j'essaie d'améliorer ce premier contact en jouant sur la durée de l'histoire, sur le contenu, sur son mode de présentation... Parfois je remets complètement en cause ce genre d'exercice, pour finalement y revenir !
Mais un point que je tiens à préserver : c'est qu'à travers cet exercice “pas sérieux” (que j'ai fait faire parfois sur des chutes de papier d'emballage ou sur du papier déchiré plutôt que découpé) les enfants n'ont pas l'impression de rater leurs formes et n'ont pas peur de s'engager.
Une seule fois, cette année, ce genre d'exercice, pourtant fort court, a visiblement gêné un élève : une petite asiatique qui a d'abord refusé d'afficher, alors que les autres pouvaient le faire s'ils le voulaient, cachant son dessin ; les autres acceptaient d'en parler, d'en rire ; pas elle. Finalement, elle l'a affiché, sans doute encouragée par ses camarades. Les dessins libres qu'elle a ctéés par la suite, m'ont expliqué qu'elle devait avoir tellement l'habitude de s'exprimer d'une façon juste, précise, sans bavure, sans difficulté, sur des thèmes fort “sérieux”, que l'exercice farfelu n'avait fait que l'insécuriser. Ensuite, selon les classes et selon ce qu'ils ont envie de faire (d'après la fiche de renseignements qu'ils me remplissent en début d'année), je leur impose d'autres petits travaux, faisant appel à leur spontanéité, leur imagination et leur faculté d'organisation.
Par exemple, cette année, deux classes ont dû s'organiser suivant des thèmes et des techniques choisis par eux, en se répartissant le travail à l'intérieur de chaque groupe, et en prenant des initiatives, des décisions à tour de rôle.
Ce qui peut paraître alléchant en théorie, mais qui l'est beaucoup moins en pratique, du fait du manque total d'autonomie et de toute possibilité de prise en charge pour les trois quarts des élèves. Et cela peut paraître dérisoire de vouloir apprendre à des élèves à travailler en groupe en quelques séances hebdomadaires. Nous payons cher, en effet, cette heure unique et hebdomadaire.
 
Et puis, à cette petite préparation, à ces premiers contacts, fait suite une amorce de l'expression libre. C'est-à-dire que je propose trois ou quatre techniques au choix, et des thèmes libres, formats, crayon, règle... libres. En même temps, je lesinforme des documents disponibles, de ce qu'on peut faire quand on ne sais pas quoi faire..., des différentes formes de dessin : d'imagination, de mémoire, d'observation... dessins figuratifs, dessins abstraits...
Ceux qui “ne savent pas quoi faire” peuvent me demander, plus en détail, ces différentes formes de dessin; ils peuvent aussi me demander des propositions de thèmes, ou consulter des fiches suggestions et, à la limite, je peux leur imposer un sujet s'ils le désirent.
Ils ont la possibilité de changer de thème et de technique quand bon leur semble.
Quelques semaines plus tard, j'introduis une ou deux autres techniques supplémentaires en maintenant les premières techniques et les thèmes libres. Pour finalement libérer tous les thèmes et toutes les techniques. Ce que je ne pourrais faire avec 24 élèves par classe.
Pour les classes nouvelles de 4e et 3e, je n'ai pas encore trouvé de petits jeux ou de petits exercices s'adaptant à leurs besoins et intérêts et permettant d'accéder moins brutalement à l'expression libre.
 
Avec ce démarrage programmé chez les 6e et 5e, j'ai moins l'impression de piétinement, tout au moins chez davantage d'élèves. Les élèves font connaissance progressivement avec de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques, tout en découvrant la classe, l'organisation matérielle - organisation des ateliers, rangements -, et surtout ils font connaissance avec une nouvelle forme de dessin, l'expression libre, qui n'est pas si évidente que cela quand on ne l'a jamais pratiquée et qu'on est soi-même très stéréotypé.
Janine POILLOT