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BENP N°52 - Bilan d'une expérience

Mai 1950

JEAN MONBORGNE
BILAN D'UNE EXPÉRIENCE
PRÉFACE DE M. CÉNAT
Inspecteur de l'Enseignement Primaire

 

L'expérience, dont on va lire le compte rendu, a été décidée au début de l'année scolaire 1946-47.

I

1° Elle a commencé par une documentation préalable du maître:
  a) Etudes de psychologie, de pédagogie théorique et pratique orientées dans le sens de l'Education Nouvelle.
  b) Utilisation d'une bonne et abondante "préparation de classe" antérieure pour la création d'un précieux fichier classé par Centres d'intérêt (destiné à l'instituteur).
  c) Constitution d'une bibliothèque de travail et de lecture, de fichiers à l'usage des élèves.
2° La deuxième année (1947-48) a été consacrée à l'essai de la méthode et des techniques choisies, avec notation précise des succès, des échecs, des difficultés rencontrées, des modifications apportées ... Parallèlement, les outils de travail se sont perfectionnés (bibliothèques, fichiers. .. ).
3° Au cours de la troisième année (1948-49), tenant compte des observations faites en 1947-48, il a été possible d'aboutir à une mise au point dont les résultat, ont paru dignes d'être présentés:
a) En juin 1949, M. Petit, inspecteur d'Académie de la Somme, a visité la classe de M. Monborgne et a exprimé sa satisfaction.
b) En juin également, avec ses élèves de 4e année, Mlle Locloert, directrice de l'Ecole Normale d'Amiens, a suivi les travaux d'une journée complète.
c) En fin d'année scolaire un compte rendu a été rédigé pour le Groupe Picard d'Education Nouvelle, Son secrétaire, M, Pédeboeuf, nous a fait connaître tout l'intérêt avec lequel le Groupe examinait les résultats obtenus à Ault.
d) Ce compte rendu a été envoyé aussi à l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne. A notre question "Qu'en pensez-vous?", Freinet a répondu par une proposition d'édition.

II

Nous croyons devoir préciser les préoccupations qui ont conduit cette expérience dont nous venons de retracer l'histoire:
1 ° Faire un "essai loyal" de la méthode nouvelle de Freinet.
2° Etablir ainsi, avec sincérité et objectivité, un "document" pour nous-mêmes (nous ne pensions pas que ce document aurait les honneurs de l'impression!) sur ses possibilités pratiques, son efficacité, sa valeur éducative.
Tacitement, les rôles étaient ainsi répartis: à M. Monborgne, complète liberté de recherche et d'initiative, cette confiance est d'ailleurs devenue tout de suite pleinement cordiale; à moi , d'être surtout celui qui surveillerait les dangers possibles: il était entendu que l'expérience s'arrêterait net si nous constations, à un moment donné, le moindre ,préjudice causé aux enfants. Ceux-ci ne devaient jamais être des "cobayes", mais des collaborateurs intéressés et d'indiscutables bénéficiaires.
, Mon rdle a été facile ! M. Morbogne a beaucoup travaillé. Il s'estime payé par le plaisir qu'il a pris à sa tâche  et, aussi, j'èn suis sûr, par le moyen qu'elle lui a donné de mieux accomplir sa vocation d'éducateur.

Lucien CENAT,
Inspecteur de l'enseignement primaire.

Expérience d'éducation nouvelle
réalisée à l'école primaire publique
d'Ault (Somme), avec de ieunes
enfants (6 à 8 ans)

Partie du panneau.
Exposition
des travaux
d'équipe.

Cette expérience, que j'ai préparée méthodiquement au cours de l'année 1946-1947 à débuté le 1er octobre 1947 et s'est poursuivie sans interruption - sous le contrôle de M. l'Inspecteur Primaire  - durant ces deux dernières années.

I. - Les conditions de l'expérience

Elles sont, dans l'ensemble, peu favorables.
A) LE MILIEU: La population d'Ault, station balnéaire de 1.650 h. environ, est composée en majorité de pêcheurs, commerçants, cultivateurs, ouvriers: milieu social pauvre
en général et assez peu cultivé, Le milieu naturel offre des possibilités intéressantes par suite de sa variété : mer, plage, falaises, bas-champs, bois, prairies et cultures.
B) LA CLASSE: Troisième classe de l'école de garçons, installée dans un local exigu, équipée avec le matériel traditionnel (tables à 2 et 4 places), elle comprend le cours Préparatoire et le cours Elémentaire 1ère année, l'effectif étant toujours très élevé: entre 30 et 40 élèves,
C) LES ENFANTS: Agés de 6 à 8 ans (à part 3 ou 4 retardés), ils ont presque tous fréquenté - mais très irrégulièrement - la 'classe enfantine annexée à l'école de filles. Leur langage - mélange bizarre de patois picard et d'argot - est extrêmement défectueux.
Ils forment toutefois un ensemble assez homogène qui - avantage inappréciable pour l'expérience en cours - n'a pas encore été habitué aux méthodes et aux procédés traditionnels.
D) LE MAITRE: Ancien élève de l'Ecole Normale d'Amiens, spécialisé dans les classes de jeunes enfants (2 années d'exercice aux cours Elémentaire et Moyen - 5 années d'exercice aux cours Préparatoire et Elémentaire), poursuit des études de psychologie et de pédagogie dans le sens « éducation nouvelle ». Bases de documentation : oeuvres de Decroly,
Montessori, Dewey, Claparède, Ferrière et Freinet.


II. - Les principes de l'expérience

Deux principes généraux orientent l'expérience: l'un se rapporte au travail, l'autre à la discipline.
A) Relativement au travail (et, par conséquent, à la formation intellectuelle).
Faire un constant appel à l'activité spontanée de l'enfant, émanation de ses besoins profonds.
D'où résultent les règles d'action suivantes, suivies systématiquement :
- Partir des intérêts de l'enfant: en guetter et en favoriser l'éveil par l'expression libre.
- Exploiter, élargir, approfondir méthodiquement ces intérêts en y rattachant le plus possible les acquisitions prévues par les programmes.
- Adapter renseignement à la nature de chaque élève, par l'introduction progressive d'un enseignement « sur mesure ».
- Ouvrir la classe sur la vie: tirer du milieu où elle se trouve, puis des milieux complémentaires avec lesquels elle entre en contact (par la correspondance et l'échange interscolaires), la substance même de l'enseignement.
B) Relativement à la discipline (par conséquent à la formation morale et à la formation du caractère) :
FAIRE CONFIANCE A L'ENFANT
D'où résultent les règles d'action suivantes:
- Partir des tendances instinctives de l'enfant: en permettre l'éclosion et la manifestation par une atmosphère de liberté et de confiance.
- Orienter et diriger ces tendances dans le sens moral et social: relativement à ce dernier point, permettre le groupement libre des enfants par équipes ou par groupes.
- Respecter le plus possible la personnalité de chaque élève par une individualisation progressive de l'action éducative.
- Faire participer au maximum les enfants à la vie et à l'organisation de la classe par:
    la constitution d'une Coopérative scolaire;
    la répartition de responsabilités volontairement choisies (services de propreté, services d'entretien du matériel, de la bibliothèque, du vivarium, services de classification
aux fichiers, services d'envoi et de réception pour la correspondance interscolaire, etc .. .)
- l'institution d'une libre causerie hebdomadaire (samedi soir) où chacun peut exprimer ses plaintes, ses désirs et où sont mis au point les projets concernant la vie de la classe.


III. - Etapes du travail

Ces principes posés, les étapes du travail en sont découlées logiquement. En voici, avant de passer à l'exposé détaillé, une vue d'ensemble :
1re étape : Expression libre de l'enfant :
(pour la révélation de ses intérêts et de ses tendances) :
- par la parole et la mimique (entretiens libres, récits libres) ;
- par l'écriture (textes libres);
- par le dessin (dessins libres).
2e étape et 3e étape: Concentration de l'intérêt :
- Révélation de l'intérêt du moment par le choix.
- Mise au point collective du texte-intérêt choisi, par l'étude critique des moyens d'expression utilisés.
- Matérialisation graphique de l'intérêt par l'imprimerie, les diverses techniques d'illustrations (linogravure, limographe, dessin à la craie, aquarelle, modelage, etc .. ), la recherche de gravures, de documents.
4e étape: Exploitation pédagogique de l'intérêt :
- Par le rattachement aux diverses matières du Programme (lecture, français, calcul, dessin, langage, etc .. .)
5e étape: Elargissement et approfondissement de la piste d'intérêt suscitée - Elargissement par la poésie, le chant, la lecture, etc ...
- Approfondissement par l'observation, l'expérimentation, le dessin ou le travail manuel, l'histoire ou la géographie.
6e étape: Divulgation de la pensée enfantine et contact avec d'autres milieux :
- Par la correspondance interscolaire et les échanges.

IV. - Apprentissage de la lecture et de l'écriture au Cours Préparatoire

L'apprentissage de la lecture et de l'écriture s'effectue, au cours Préparatoire, par la méthode globale naturelle, essentiellement différente des méthodes de lecture globale couramment utilisées.
Ces dernières, présentées toutes préparées, imposent à l'enfant l'acquisition de mots préalablement choisis, puis passent le plus rapidement possible à la décomposition, revenant à des procédés presque aussi mécaniques que ceux des anciens syllabaires.
Ils s'écartent ainsi de la voie naturelle qui veut que l'on parte de l'activité globalisatrice mais en se basant sur les intérêts enfantins, par conséquent sur' son expression spontanée. Il n'est donc besoin d'aucun livret d'apprentissage de la lecture, fut-ce de lecture globale : ce sont les enfants qui composent eux-mêmes leur livre, véritable « livre de vie », recueil de leurs activités manifestées par l'expression libre.
Les bambins de six ans qui, au début de l'année scolaire, font leur entrée dans la classe sont, en effet, pleins du désir de s'exprimer; 'ls ne sont pas encore marqués de « l'empreinte scolastique ». Spontanément, ils racontent, au maître ou aux camarades, les « événements » de leur vie quotidienne: l'un a fait la cueillette des pommes, l'autre vient d'avoir trois chatons, un troisième a vu une grue, etc ...
- « Laquelle allons-nous écrire ? »
- « Oh, celle de Jacques qui a trois chatons! »
J'écris au tableau noir en articulant nettement: « Jacques a trois chatons: le noir s'appelle « minou » ....
Et les enfants, aidés par leurs camarades du cours Elémentaire, relisent, reproduisent (initiation globale à l'écriture), impriment. illustrent ensuite ces lignes avec plaisir.
Quelle joie de pouvoir les lire, les faire lire par tous, parfaitement matérialisées, noir sur blanc, sur les feuilles fraîchement imprimées!
Quelle fierté de pouvoir les conserver dans le « livre de vie » individuel, de pouvoir les relire de temps en temps !
Chaque jour, un nouveau texte s'ajoute aux précédents, enrichissant le petit bagage de l'enfant. Des rapprochements de mots ne tardent pas à se produire, des ressemblances sont entrevues, et la décomposition s'amorce. Dès lors, les progrès en lecture sont rapides. Les enfants peuvent participer au travail plus méthodique du cours Elémentaire, travail dont voici de façon détaillée le déroulement.

V. - Déroulement journalier de la classe
(en cours d'année)

A) 1ère étape: EXPRESSION LIBRE : (3O'' environ: de 9 h. à 9 h. 30.)
Dès l'entrée en classe, les enfants qui le désirent, ont la faculté de' s'exprimer librement selon les lignes de leur intérêt du moment: aucune direction préliminaire n'est donnée pour le choix des sujets: tous le§ moyens d'expression sont permis: parole (l'enfant raconte alors devant la classe attentive), dessin (l'enfant commente le dessin libre qu'il présente), écriture (l'enfant lit alors le « texte » qu'il a écrit, la veille ou le matin, à la maison ou en classe, selon son inspiration), etc ... Nous aurons ainsi divers sujets proposés, par exemple: « Ma chèvre », « L'arrivée d'un colis », « La pêche aux crabes », « chez le boulanger », « Un voyage à Eu », etc ...
Parfois l'intérêt du moment est si vif qu'il se cristallise presque immédiatement. (Cas de l'orage, par exemple, ou de l'arrivée de saltimbanques dans le village). Dans le cas
contraire, les titres des différents centres d'intérêt révélés sont écrits au tableau noir et la classe entière choisit le sujet et qui l'intéresse le plus fortement. Ici, par exemple:
« Chez le boulanger » dont le texte primitif intégral était:
« Au matin, par la porte un peu ouverte du fournil, j'ai vu le boulanger sortir le pain du four. Il avait une grande pelle qu'il enfonçait dans le four et, à chaque fois, il ramenait deux gros pains tout dorés. Ça sentait rudement bon ! »
Le choix, quel qu'il soit, est toujours respecté: procéder différemment serait fausser le principe de la méthode qui veut que l'on parte de l'intérêt des enfants, non de celui du maître. Toutefois, il est bon de signaler qu'avant le choix, les sujets indésirables, d'ailleurs très rares, tels que mauvaises actions, scènes trop intimes ou scabreuses, sont, selon le cas, condamnés ou éliminés.
Il est fréquent que, du sujet choisi, un petit problème moral pris « sur le vif », se dégage. Il est alors examiné et résolu collectlvement.

lllustration du texte au tableau noir.

B) 2ème étape: MISE AU POINT DU TEXTE (30 à 40' : de 9 h. 30 à 10 .h. ou 10 h. 30) :
L'expression de l'enfant étant forcément imparfaite, il est ensuite procédé à une mise au point du texte choisi, au triple point de vue du vocabulaire, de la syntaxe et de l'orthographe. Ce travail, infiniment profitable, s'effectue collectivement, l'auteur du texte transcrivant correctement son oeuvre au tableau noir sous la surveillance et avec la collaboration active de tous ses camarades.

Cette mise au point ne modifie en rien les idées exprimées. Quelques précisions peuvent être apportées par l'un ou par l'autre, mais l'originalité et la fraicheur des idées primitives sont toujours intégralement respectées.
Dans l'exemple choisi, la mise au point a donné ce texte définitif :
«Chez le boulanger.
Ce matin, par la porte entrebaîllée du fournil, j'ai vu le boulanger défourner le pain. Il avait une très longue pelle qu'il plongeait dans la gueule d'un four immense. A chaque fois, il ramenait deux grosses miches gonflées et dorées. Ah, comme cela sentait bon ! »


C) 3ème étape : MATERIALISATION GRAPHIQUE DE L'EXPRESSION
(20 à 30': de 10 h. ou 10 h. 10 à 10 h. 30) :
L'intérêt étant maintenant concentré et le texte mis au point, le travail de la classe se diversifie en des activités qui tendent toutes vers un but commun : concrétiser l'expression.
Cinq ou six équipes se mettent au travail. Leur rôle n 'est d'ailleurs pas fixé une fois pour toutes. Un roulement s'établit peu à peu, mais il est remarquable de constater qUe chacune d'elles tend à se spécialiser dam une tâche définie où elle réussit plus particulièrement.
- La première équipe de 7 à 8 élèves imprime le texte (composition, fixation, tirage).
- La 2e équipe (4 groupes de 2 disposant de 4 tableaux noirs) l'illustre librement aux différents tableaux en de larges dessins à la craie de couleur, qui nous font revivre la scène et son décor : le boulanger défournant et la tête curieuse de l'enfant suivant par la porte entrebaîllée tous ses gestes.
- La 3e équipe s'occupe de la linogravure ou de tout autre procédé d'illustration (limographe, carton découpé, etc ... .)
- La 4e équipe procède au modelage (Ici les diverses sortes de pains, les croissants, brioches, gâteaux, etc ... )
- La 5" et la 6' enfin, recherchent les documents (lectures, poésies, chants, expériences ... ) et les gravures (ou photos et cartes postales) se rapportant au centre d'intérêt éveillé.
Cette recherche s'exécute:
1° Dans notre « bibliothèque enfantine » disposée sur des rayons à hauteur des enfants, et comprenant: 50 à 60 livres de lecture (les uns formant des histoires suivies: « Fauvette », « Minou », « Lisette et Polo »; les autres comprenant une suite d 'historiettes, de contes, d'anecdotes, de fables, de poésies .. .) Tous ces volumes, évidemment, ont été choisis soigneusement, en fonction de l'intérêt qu'ils présentaient pour des enfants de 6 à 9 ans ;
- des albums spécialement conçus pour l'enfance. (Exemple: les albums du père Castor) ;
- la collection des « Enfantines », historiettes entièrement écrites et illustrées par des enfants;
- les brochures les plus accessibles de la « Bibliothèque de Travail ». (Exemples: Histoire de la navigation, Histoire de l'automobile, etc .... ).

2° Dans le fichier-documents, enrichi progressivement par les textes et les enquêtes de nos correspondants. (Exemple: Le gavage des oies. par récole de Labathude), les textes et enquêtes des camarades des années précédentes (Exemple: « La pêche à Ault »), les fiches « cours élémentaire » de la C.E.L. (Exemple: « les lézards »), des extraits des manuels courants (croquis, explications, expériences...)
3+ Dans le fichier-gravures, composé d'une collection étendue de reproductions de grand format (genre « documentation par l'image »), de cartes postales et de photos (envoyées par les écoles correspondantes ou apportées par les enfants), et se rapportant aux animaux, aux activités humaines, aux diverses parties du monde, à l'histoire. Toutes ces fiches sont évidemment numérotées et soigneusement classées par centres
d'intérêt. Des répertoires spéciaux permettent aux enfants un repérage rapide de la documentation disponible. Celle-ci est ensuite présentée et affichée sur un grand panneau où se trouvent d'ailleurs concentrés au fur et à mesure de leur production, la plupart des travaux réalisés par les différentes équipes au cours de cette troisième étape.
Chaque enfant peut alors venir librement apprécier l'oeuvre de ses camarades, se documenter en observant les diverses fiches, et choisir, parmi les relevés établis à la bibliothèque, la lecture, le conte ou l'anecdote qu'il préparera pour l'après-midi. Il lui suffit pour cela d'écrire son nom en facfi de la lecture et du livre choisi.

D) 4° étape : EXPLOITATION PEDAGOGIQUE DE L'INTERET SUSCITE (80': de10 h.40 à 12 h .) :
En rentrant de récréation, les enfants trouvent sur leur table le texte imprimé, aux tableaux noirs diverses interprétations libres, au panneau un choix de gravures et de linos gravés. sur les étagères, plusieurs modelages diversement interprétés, sur la table commune, un masse de livres et de documents soigneusement classés... bref, les bases indispensables d'un fructueux travail d'exploitation, car l'intérêt découvert, il s'agit maintenant de l'exploiter au maximum, par le rattachement aux diverses matières du Programme.
Le texte et les travaux qui l'entourent sont alors exploités successivement:
1° Au point de vue de la lecture.
Par des exercices de reconnaissance globale (des mots), de ponctuation, d'articulation, de liaison. (Exemple: il avait-t-une .. .d'intonation (Ah! comme cela sentait bon!)
2° Au point de vue du Français.
Par des exercices oraux, puis écrits de vocabulaire (analogique: description du fournil - méthodique : mots de la famille de « four ») , ou  d'assouplissement de la syntaxe, de grammaire (rôle des adjectifs qualificatifs: longue, immense, grosses, bon, etc ... ) , de conjugaison (il  plongeait), ou d 'orthographe (terminaison « ain » comme dans pain: main, grain. etc ... ), tous tirés du texte.
3° Au point de vue du calcul.
Par l'élaboration individuelle de questions simples (prix et po:ds du pain, des gâteaux, etc ... ) et de problèmes (prix, 4 kg. de pain 10 kg.? 5 livres de farine? 8 croissants, Monnaie rendue sur' 100 fr.? Jeu de la marchande), jaillis spontanément de l'intérêt et conduisant à l'étude collective des principales opérations; puis, par la résolution des problèmes et exercices relevés dans la documentation et se rapportant à l'intérêt.
Par la préparation de projets d'enquêtes (exemples: nombre de pains dans une fournée, poids de farine, de sel, de levure, d'eau ; pour faire un kg. de pain, etc ... ), bases de calculs futurs.
4° Aux points de vue du dessin et du modelage.
Par la critique collective des interprétations libres réalisées aux tableaux noirs, en linogravure ou en modelage; puis, par l'illustration individuelle (au crayon ou à l'aquarelle) des textes imprimés qui sont ensuite conservés soigneusement dans le « livre de vie » personnel.
5° Au point de vue du langage.
Par des exercices préparatoires aux jeux dramatiques basés sur l'interprétation libre, parlée et mimée, du texte par un groupe d'enfants (exemple: l'auteur du texte entre dans le fournil de bon matin et demande au boulanger de lui montrer comment se fait le pain: travail et explications du boulanger; aide et questions de l'enfant). Les enfants apportent à cet exercice qui leur plaît infiniment un sérieux et un naturel vraiment touchants.
Par (ce qui est très possible mais que nous n'avons point fait encore) l'usage des marionnettes. (Les enfants imaginent alors une petite pièce plaisante basée, par exemple, sur l'inexpérience de l'apprenti boulanger).
Il est alors midi. Nul doute que les enfants n'aient retiré de cette exploitation pédagogique intensive un profit certain.

E) 5° étape : ELARGISSEMENT ET APPROFONDISSEMENT DE LA PISTE D'INTERET REVELEE (Travail de l'après-midi : 1h30, environ : de 14h à 15h.30.)
Un intérêt a été révélé le matin par l'expression libre, puis, exploitée pédagogiquement.
Il importe maintenant, pour satisfaire à la soif de connaître éveillée en l'enfant, d'élargir et d'approfondir cette piste d 'intérêt. L'on ne peut, en effet, se borner aux seules idées. forcément étroites et imparfaites, émises par l'enfant. Il faut, maintenant, d'une part, élargir cette pensée enfantine,  c'est-à-dite la rattacher à la pensée des adultes qui ont su exprimer des idées ou des sentiments presque semblables par des moyens différents, plus divers et plus complets : poésie, chant, littérature, etc ... ; d 'autre part, l'approfondir méthodiquement par l'ob3ervation de documents, l'expérimentation, le dessin ou le travail manuel, l'histoire ou la géographie. Alors, mais alors seulement, l'intérêt se trouvera satisfait.
Nous aurons donc:

I. En premier lieu :
L'ÉLARGISSEMENT
DE L'INTÉRÊT

- Par la poésie : Plusieurs poésies (notées le matin par les enfants ou proposées par le maître, mais se rapportant toutes au sujet étudié) sont lues à haute voix. Celle que les enfants préfèrent est étudiée, puis mémorisée partiellement. (Dans l'exemple choisi, les enfants ont préféré: « Le Pain .,
d'André Theuriet.)
- Ou par le chant : (Tout dépend des possibilités offertes)
- Par la lecture personnelle : Les enfants lisent silencieusement les « textes choisis » (sur livres ou sur fiches) réunis le matin par l'équipe de service à la bibliothèque et aux fichiers. Chacun a ainsi un texte différent, qu'il prépare soigneusement, car il faudra le présenter ensuite à
toute la classe. Un choix motivé termine cet exercice.
- Par l'étude approfondie du texte choisi. (Texte d'adulte cette fois et non plus texte d'enfant) :
« On voit la portée profonde de la lecture ainsi conçue: ce n'est plus la pensée adulte qui vient s'imposer anarchiquement à l'esprit de l'enfant; c'est le savoir et l'expérience adultes qui sont appelés par la curiosité naturelle des élèves pour leur apporter sous une autre forme les connaissances qu'ils avaient commencé à exprimer. »
Dans le cas précis que nous avons choisi les enfants avaient présenté:
«  La brioche» (P. et V. Margueritte) .
«  Le respect du pain» (J . Vallès) .
«  Le pain d 'autrefois » (J. Cressot).
« La galette » (Baudrillard).
« Comment Robinson fit du pain » (D. de Foë).
« La poule rouge » (S. Cone Bryant).
« P etit-Pain d'un sou » (K . Seguinl. ,.
Même un conte : « La belle tartine de beurre » (Perrault); etc ...
Le texte de Daniel de Foë : « Comment Robinson fit du pain », fut choisi, expliqué, replacé dans son cadre (le livre « Robinson Crusoé », que les enfants manifestent le désir de lire entièrement chez eux le soir) et lu à haute voix.

2° En second lieu :
L'APPROFONDISSEMENT
MÉTHODIQUE DE L'INTÉRÊT

- Par l'observation, immédiate ou de longue durée, en classe ou au-dehors (classe-exploration), de la chose ou du phénomène qui constitue le centre et comme le coeur de l'intérêt: c'est l"exercice d'observation traditionnel, mais cette fois motivé fonctionnellement, (Dans l'exemple choisi; il s'agit évidemment de la fabrication du pain. Le moyen idéal est d'aller observer le boulanger en plein travail; la chose est très possible.)
- Ou par l'expérimentation élémentaire, si l'observation est insuffisante. Le jour où L'enfant a raconté le cerclage d'une roue par le forgeron, n'est-il pas indispensable que l'expérience de la dilatation soit exécutée?)
(Même dans le cas que nous avons choisi, il est néces3aire de faire réaliser aux enfants la fabrication du pain avec farine, sel, levure, etc .. )
- Par le dessin issu de l'observation et de l'analyse cette fois, donc tout différent de celui du matin, mais destiné en un sens à le compléter.
- Ou par le travail manuel, si le dessin est insuffisant à traduire les observations faites. Si l'intérêt s'est porté sur la grue par exemple, n'est-ce pas le moment d'en faire confectionner une en miniature ?
- Par l'histoire (dans certains cas seulement. )
Beaucoup d'objet, observés ont leur « histoire »: ils ne sont parvenus à leur état actuel qu'à la suite d'une longue évolution qu'il est indispensable de connaître. Nous avons ainsi l'histoire des véhicules, l'histoire de la navigation, l'histoire du chauffage, de l'éclairage l'histoire des maisons, etc... Ici, l'histoire du pain est évidemment indiquée.
- Ou par la géographie, dans d'autres cas.
Ici, avec des élèves plus grandi, il serait tout à fait normal d'étudier:
la répartition de régions à blé de France:
le pain dans le monde et les divers moyens de le remplacer qu'utilisent les races humaines.
Lorsque ces diverses activités se terminent, il est généralement l'heure de la récréation.

F) 6e étape; DIVULGATION DE LA PENSÉE ENFANTINE ET CONTACT AVEC D'AUTRES MILIEUX COMPLÉMENTAIRES (par la correspondance interscolaire et les échanges) - (50' environ: de 15 h. 40 à 16 h. 30 ; h. de l'éduc. physique) :
En rentrant de récréation, le moment est venu, d'une part de divulguer notre pensée et nos travaux, d'autre part d'entrer en contact avec la pensée et les travaux de nos camarades correspondants qui, parallèlement à nous, poursuivent avec autant d'ardeur leur petite tâche journalière.
Cette dernière partie de notre travail est importante: il est essentiel, en effet, que nos enfants, après s'être concentrés - et comme repliés - presque toute une journée sur des activités émanées de leur milieu propre, s'en échappent et se tournent vers tous les enfants de leur âge, disséminés près des villes ou des villages, en montagne ou en plaine, dans des milieux très différents et en quelque sorte complémentaires.
Pratiquement, le travail se décompose ainsi:

1° En premier lieu
DIVULGATION
DE NOTRE PENSÉE
ET DE NOS TRAVAUX

- Par notre journal scolaire mensuel: « La Mer », recueil des textes illustrés du mois, adressé à une douzaine d'écoles correspondantes, répandues dans toute la France: Normandie, Bretagne, Périgord, Côte d'Azur, Alpes, Région parisienne, Champagne, etc ...
- Par l'échange journalier des textes de jour avec notre classe correspondante journalière, de même niveau et de même effectif, mais de milieu très différent.
- Par les échanges périodiques de lettres individuelles d'élèves à élèves, ou de colis collectifs de classe à classe (colis portant sur les produits particuliers au pays).

2° En second lieu :
ENTRÉE EN CONTACT
avec la pensée et les travaux
de nos correspondants

Généralement. nous procédons ainsi, par exemple peur les textes que nous recevons de notre école correspondante journalière, à raison d'un exemplaire par élève :
- Lecture silencieuse, puis compte rendu oral.
- Commentaire collectif et lecture individuelle à haute voix, suivis du classement de l'imprimé dans la 2° partie du « livre de vie ».
Ainsi s'achève notre travail.

VI. - Horaires et emploi du temps hebdomadaires

 


Nos correspondants
Sur la carte
et leurs journaux

VIII. - Obstacles rencontrés

Nombreuses ont été les difficultés rencontrées au cours de l'expérience: les unes relatives aux conditions défectueuses d'exécution, les autres plus sérieuses inhérentes à la méthode elle-même. La plupart d'entre elles ont été surmontées après des mois d'observation et d'efforts; certaines malheureusement restent en suspens.

a) OBSTACLES MATÉRIELS
Bien que secondaires, ils ont entravé considérablement la marche de l'expérience. Les principaux viennent de l'inadaptation presque totale des locaux et du mobilier.
La classe trop exiguë, le mobilier lourd et encombrant, rendent très difficiles les différents travaux d'équipes, l'accès aux fichiers, à la bibliothèque ou à l'imprimerie, la concentration des enfants pour les exercices collectifs d'observation ou d'expérimentation, les évolutions diverses au cours des
exercices d'initiation aux jeux dramatiques.
L'application intégrale d'une telle méthode exigerait une classe spacieuse avec matériel extrêmement mobile (tables et chaises individuelles légères et transportables) et petits ateliers latéraux (imprimerie, dessin et techniques d'illustration, modelage, documentation avec fichiers et bibliothèque, observation et matériel d'expérimentation, etc.)

b) OBSTACLES INHÉRENTS A LA MÉTHODE
Ces obstacles, beaucoup plus graves, découlent des principes mêmes qui ont orienté l'expérience.
Ce sont, par ordre d'importance croissante:
1. En premier lieu, l'impossibilité absolue de préparer la classe selon les procédés ordinaires.
La piste d'intérêt à exploiter ne se révélant qu'en classe, le maître ignore totalement la veille le sujet qui sera traité le lendemain. Il ne peut donc préparer aucun exercice, ni réunir aucune documentation. C'est là, bien certainement, un écueil dangereux, surtout pour les débutants, car il faut se défier de l'improvisation.
Cet obstacle, toutefois, est surmontable par les maîtres exercés qui, possédant une masse considérable de fiches de préparation, de documents, de gravures, etc .. , peuvent les classer en dossiers correspondant aux principaux intérêts enfantins qui, un jour ou l'autre, se révéleront. Le jour venu, le dossier apporte immédiatement ses suggestions et ses plans. C'est en somme, substituer à la préparation « au jour le jour », une préparation à longue échéance, aussi complète d'ailleurs et aussi efficace.
2. En second lieu, la difficulté extrême de découvrir l'intérêt véritable.
Car il existe une vraie et une fausse pédagogie de l'intérêt. L'intérêt n'est pas, comme on le croit généralement, l'excitation superficielle produite par un stimulus externe: suivre un soi-disant « intérêt » serait transformer l'action éducative en un vain papillonnement, sans cesse interrompu, sans cesse remis en question. L'intérêt véritable, d'une nature toute différente, est le reflet des tendances, des besoins spontanés de l'être vivant.
Malheureusement, la distinction est extrêmement délicate: il peut arriver, il arrive parfois, que l'activité de la classe entière s'oriente sur un faux-intérêt, sur un intérêt superficiel, vidé presque immédiatement de toute substance. L'art, ici, consiste à découvrir sous l'intérêt superficiel, l'intérêt profond, l'intérêt vital; seule, une connaissance profonde de la psychologie enfantine peut permettre d'y parvenir.
3. En troisième lieu, la difficulté de concilier les exigences impérieuses de l'apprentissage de certaines techniques, par ailleurs absolument indispensables (lecture, conjugaison, opération, tables de multiplication) avec l'exploitation des intérêts de l'enfant.
« D'une part, en effet, les techniques sont difficiles à inscrire dans un programme d'activités libres parce qu'elles ont leurs nécessités prcpres, et que leur étude exige beaucoup plus l'ordre que la liberté. D'autre part, les progrès de l'élève dans l'étude de ces techniques dépendent d'un véritable dressage, d'un entraînement progressif à vaincre les difficultés présentées à de multiples reprises jusqu'à ce que, grâce aux effets de
l'habitude, une habileté soit vraiment acquise.» De là l'aspect rébarbatif que présente l'apprentissage de certaines connaissances instrumentales, requises pour des buts lointain, et impérieux mais inaperçus dans les commencements.
Comment rattacher l'apprentissage méthodique de ces techniques aux intérêts de l'enfant? On le peut, à vrai dire et dans une certaine mesure, par l'utilisation des intérêts « seconds » ou « dérivés », par un véritable transfert d'intérêt : il est bien évident, par exemple, que, donner aux enfants le désir et la volonté de savoir lire ou résoudre les opérations, par la correspondance interscolaire ou la coopérative scolaire, c'est
favoriser et hâter de délicats apprentissages.
Mais il ne reste pas moins vrai que des leçons et exercices méthodiques restent indispensables si l'on veut parvenir à l'acquisition d'un mécanisme rapide et sûr.
4. En dernier lieu, l'impossibilité de rattacher l'étude obligatoire de certaines parties du Programme à l'exploitation des intérêts.
C'est le cas, en particulier, des programmes officiels d'histoire et de géographie. Que le contenu de ces programmes soit contesté du point de vue « éducation nouvelle », la chose est possible, mais en attendant, ils restent Obligatoires et doivent être enseignés. Ici encore, par conséquent, des leçons méthodiques s'imposent.

IX. - Résultats obtenus

Ces obstacles, dont il faut reconnaître l'importance, étant signalés, considérons les résultats obtenus. Ils sont d'un ordre tout différent de ceux
obtenus généralement.
a) AU POINT DE VUE ÉDUCATIF
1. Le trait caractéristique est, de toute évidence, un développement de la personnalité de chaque élève, conséquence directe de l'atmosphère de liberté qui règne dans la classe: l'enfant s'y épanouit visiblement.
2. Le trait qui prédomine ensuite est le développement surprenant chez d'aussi jeunes enfants, de l'esprit critique: les exercices spéciaux (causeries critiques - critique méthodique des dessins, des textes et, en général, de tous les travaux) y contribuent dans une large mesure, mais plus peut-être, l'ambiance particulière de la classe faite de confiance totale entre maîtres et élèves. La conséquence directe de ce développement
de l'esprit critique est la formation d'un goût déjà sûr, se manifestant à l'occasion du choix des poésies, des chants, des linos, etc ...
3. A ces qualités maîtresses de l'esprit s'ajoutent d'autres qualités plus particulières, mais d'un prix presque égal: qualités d'assurance et de présentation (par l'expression libre - les jeux dramatiques, etc ...), d'initiative (méthode des projets - libres interprétations, etc .. ,), de méthode (recherche et classement des documents, des gravures, etc...), A ce sujet, il est à remarquer que l'éducation nouvelle, par son exploitation rationnelle de l'intérêt, donne à l'enfant une véritable méthode de travail, susceptible de le rendre capable, à mesure que le terme de la scolarité approche, de se passer du maître.
4. A ces qualités intellectuelles, dont le couronnement est une ardeur constante pour l'étude, une soif d'apprendre, un plaisir d'être en classe se traduisant par une fréquentation scolaire excellente, il convient encore d'ajouter plusieurs qualités morales dont les plus frappantes sont: le sens de la responsabilité (par les tâches individuelles, les « services », la coopérative, etc ... ). et le sens de la solidarité (depuis l'équipe et la classe jusqu'à la communauté des écoles correspondantes).

b) AU POINT DE VUE DES CONNAISSANCES ACQUISES

A ce point de vue, un contrôle méthodique a permis de déceler :
1. Des résultats et des progrès décisifs en français: une lecture expressive dès le cours Préparatoire, des connaissances bien plus étendues qu'ordinairement en vocabulaire, grammaire et orthographe, une syntaxe plus souple, une expression plus correcte, enfin des qualités nouvelles de fraîcheur et de spontanéité dans la composition.
2. Des résultats moins spectaculaires en calcul, notamment moins de rapidité et moins de sùreté dans la résolution des opérations; mais par contre, une compréhension plus profonde, du sens de ces mêmes opérations et de leur rôle dans la résolution des problèmes.
3. Un développement intéressant de l'habileté technique en dessin et travail manuel.
4. Une connaiss.ance très approfondie du milieu local et de milieux complémentaires par la correspondance interscolaire.


X. - Conclusion

Cette expérience, bien que poursuivie à une échelle réduite et dans des conditions peu favorables, est riche d'enseignements. Elle éclaire singulièrement sur les fructueuses possibilités, mais aussi sur les limites d'une utilisation intégrale de la méthode avec les jeunes enfants.
Elle demanderait maintenant, pour qu'un jugement d'ensemble puisse être porté, d'uné part à être étendue sur une plus longue scolarité, d'autre part à être amplifiée et développée avec un local et un mobilier convenables.
 

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