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Freinet inventeur (Michel Barré, novembre 2003)

 

 

 

 

Freinet inventeur

 

Dans les premiers jours de 1963, quelques-uns des proches de Freinet reçoivent la proposition d’expérimenter une boîte enseignante susceptible de prendre la relève des fichiers autocorrectifs. Je me porte, bien entendu, volontaire et reçois une petite boîte de contre-plaqué (de 8 sur 15 cm environ), munie de deux axes permettant de dérouler une bande de papier qui laisse apparaître, dans la fenêtre du dessus, une question, puis, en tournant une molette, la réponse. Ce petit objet simple devrait permettre, nous dit Freinet, d’introduire la programmation dans nos classes. Une chose est certaine : mes élèves les plus instables lui témoignent un intérêt manifeste.

Je ne suis pas surpris que Freinet s’intéresse à la programmation, dont on parle beaucoup aux Etats-Unis, en annonçant de nouvelles machines à enseigner. Freinet ne croit pas à la généralisation de telles machines, énormes et coûteuses ; en revanche il cherche à expérimenter de façon simple une programmation qui n’engendrerait pas un conditionnement, au détriment de la vie coopérative de la classe, mais un outil individualisé de recherche et de consolidation au service des enfants.

Un seul fait me trouble, c’est d’apprendre que Maurice Beaugrand, animateur de la commission Calcul vivant, était au courant depuis octobre 62 pour préparer les premières bandes à expérimenter, avec la consigne de ne rien ébruiter tant que le brevet déposé par Freinet ne protégerait pas son invention. A ma connaissance, Freinet n’avait jamais encore déposé de brevet. Et pourtant, pendant 40 ans, il n’a pas manqué d’invention.

N’exagérons rien, il ne ressemble pas plus à Thomas Edison qu’au professeur Tournesol, mais il a toujours tenté d’adapter aux besoins des enfants les outils et techniques dont il avait repéré un intérêt quelconque.

Ce n’est évidemment pas lui qui a inventé l’imprimerie, mais il est probablement le premier à avoir fait composer et imprimer leurs textes libres par des enfants de 6 à 9 ans sur une petite presse, conçue pour tirer les étiquettes des commerçants. Il paraît que, lorsqu’il avait présenté les premiers essais de ses élèves à des collègues du syndicat, une institutrice lui avait dit gentiment : «  Mon pauvre Freinet, vous ne ferez jamais rien de pratique « . Et pourtant, ce même Freinet, avec l’aide d’un artisan menuisier, rectifie rapidement la presse d’origine pour la rendre plus fonctionnelle, tout en agrandissant son format.

De son voyage en URSS en 1925, il ramène l’idée du journal mural, mais le transforme en mémoire collective de la classe, où chacun peut écrire dans différentes colonnes : ses propositions, ses critiques, ses félicitations, en attendant la réunion du bilan coopératif de fin de semaine.

Sans souci d’équilibrer les influences, il tire de certaines expériences américaines l’idée de travail autocorrectif et l’adapte aux besoins spécifiques de sa pédagogie. Il ne s’agit pas de faire, selon son expression, du «  taylorisme pédagogique «  en émiettant les acquisitions, mais de renforcer les apprentissages, après la phase de découverte par tâtonnement.

La volonté de rompre le monolithisme des manuels par des fiches, puis les brochures documentaires de la «  bibliothèque de travail «  est plus un déplacement radical du centre de gravité des lieux de savoir qu’une véritable invention. Ce qui l’est davantage, c’est la mise au point d’un plan de classement adapté aux besoins des classes.

J’ignore s’il s’est inspiré d’une expérience existante pour créer le plan de travail personnel où chaque enfant prévoit par écrit les tâches qu’il se fixe pour la semaine, afin de vérifier s’il a tenu ses engagements. A ceux qui critiquent «  l’utilitarisme «  de la pédagogie moderne, n’a-t-on pas le droit de riposter que l’emploi du temps uniforme, imposé par l’enseignement dit «  classique « , ressemble beaucoup plus au travail à la chaîne ?

Pour les brevets que Freinet veut substituer aux compositions et examens, on connaît la source de son inspiration : Baden-Powel, créateur du scoutisme.

Alors que tout le sépare de cet ancien militaire, du respect du chef, de l’ uniforme et du salut, Freinet trouve intéressant le système d’épreuves pratiques permettant de décerner aux scouts les brevets de montage d’une tente, d’allumage d’un feu, etc. et il transpose cette idée dans de multiples brevets dont on est loin d’avoir exploité toutes les possibilités.

Plus prosaïquement, dans les années 50, quand l’usage des tampons de caoutchouc envahit les écoles, il cherche à préserver la créativité dans la «  tampomanie « , en faisant réaliser par les techniciens de la coopérative un «  limotampon « , ressemblant un peu au tampon-buvard de l’époque, mais où le buvard est remplacé par un feutre encreur que l’on recouvre d’un petit stencil, gravé préalablement à la main sur une lime de plastique (d’où le nom). Cela permet de tamponner de petits textes ou des dessins sans cesse renouvelés. La nouveauté fera long feu. Il en sera de même pour la transformation du limographe, duplicateur plat avec stencil, que Freinet voulait rendre automatique en emboîtant, dans un couvercle, le rouleau qui s ‘encre sur la plaque du dessus tout en imprimant la feuille se trouvant en bas sur le socle.

Le cahier autocorrectif est créé pour éviter, dans les classes exiguës et/ou surchargées, les déplacements fréquents des élèves à chaque changement de fiche.

Lorsque Freinet a l’idée de la boîte et des bandes enseignantes en 1962, il estime que la programmation, prolongeant l’expression et la libre recherche, va bouleverser l’enseignement.

En 1963, il a décidé de les produire avec la SATF (Société anonyme Techniques Freinet) qu’il avait été créée lorsque la CEL avait voulu éponger la dette que représentait les avances fréquentes et cumulées que faisait Freinet à la trésorerie de la coopérative CEL. Celle-ci lui avait donné pour solde de tout compte les machines monotypes et les fondeuses de caractères typographiques et la SATF devenait sous-traitant de la CEL pour la composition typographique des revues et pour les polices de caractères de plomb vendues aux classes. Faire produire les boîtes et les bandes par la SATF lui permet de ne pas demander l’aval de la CEL. Il a peut-être pressenti les divergences au sein du mouvement au sujet de la programmation.

Certains sont acquis d’emblée à cette conception et aideront au plus vite à la réalisation des premières bandes (cette précipitation obligera d’ailleurs à reconsidérer les premières productions), alors que d’autres (dont Elise Freinet, il faut le dire) y sont farouchement opposés, au nom de la méthode naturelle. Certains vont même jusqu’à dire qu’il faut protéger Freinet contre lui-même, comme si l’âge l’avait soudain rendu irresponsable et si l’ histoire de sa pédagogie n’avait pas toujours associé étroitement la liberté de création et d’échange avec le besoin de consolidation des acquisitions.

S’il a fait breveter son invention, c’est à mon avis parce que, pour la première fois, il a créé un outil totalement neuf, au lieu de transposer ou d’adapter des inventions déjà existantes. Il ne faudrait pourtant pas sous-estimer toutes ces adaptations qui sont caractéristiques de sa démarche : il ne rejette rien pour raison idéologique, mais il assimile autrement des techniques et outils existants pour les intégrer dans une unique démarche globale d’éducation. Sa pédagogie n’est pas un patch-work hétéroclite, mais un processus vivant capable d’intégrer des éléments nouveaux, s’ils sont en continuité et en harmonie avec la démarche générale. C’est ce qui lui permet de survoler les modes éphémères, sans craindre d’y puiser des éléments intéressants, tout en évitant de s’enticher pour telle ou telle foucade du moment. L’été 66, quelques-uns d’entre nous avions animé un grand stage à Québec. On nous demandait ce que nous pensions des séances de dynamique de groupe, à la dernière mode américaine de l’époque (nous n’en pensions rien de précis) et, rapidement, nos stagiaires québécois nous dirent : «  De la dynamique de groupe ? Mais vous en faîtes tout le temps. «  Et il est vrai que notre démarche coopérative continuelle, aussi bien avec les adultes qu’ avec les enfants, tirait le maximum de la dynamique du groupe, sans avoir besoin de préciser à quel moment se passait la séance. Quand nous avions rapporté cette anecdote à Freinet (dont nous ignorions qu’il n’avait que quelques semaines à vivre), il avait souri.

Michel Barré

 

 
 
 
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