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La stratégie de l'outil en pédagogie Freinet (Michel Barré, juin 2003)

 

  

La stratégie de l'outil en pédagogie Freinet

(Michel Barré, juin 2003)

 

L’action éducative peut être animée par deux démarches radicalement différentes.

La première est volontariste et considère que seules l’autorité et l’obstination des enseignants déterminent l’évolution de leurs élèves.

La seconde est objective et matérialiste, elle cherche à agir sur le comportement réel des jeunes par l’adaptation constante du cadre éducatif aux objectifs recherchés.

La différence est parfois brouillée par des proclamations généreuses masquant le caractère unilatéralement autoritaire de la première démarche, mais dans la réalité, elle aboutit inévitablement soit aux sanctions (tant qu’on garde l’espoir d’infléchir l’évolution), soit au laxisme (lorsqu’on croit avoir épuisé toute possibilité de changement). En effet, le laxisme n’est pas la maladie infantile d’une nouvelle voie pédagogique n’ayant pas encore trouvé ses repères, elle est la maladie de dégénérescence d’une idéologie volontariste qui ne croit plus vraiment aux valeurs qu’elle proclame.

Freinet a délibérément choisi la seconde démarche qui n’est pas la plus reposante, car elle oblige, devant toute difficulté rencontrée, à ne pas se contenter de mettre en cause la mauvaise volonté des jeunes, la responsabilité des familles, des collègues précédents, pour rechercher dans chaque cas comment faire évoluer positivement les choses.

Une critique matérialiste de l’idéologie de l’école

Lorsque Freinet revient grièvement blessé de la guerre de 14-18, il est conscient, comme beaucoup d’autres, que l’école de Jules Ferry a largement contribué au bourrage de crâne belliciste (on pourra faire plus tard le même constat avec l’exaltation du rôle civilisateur de la France dans son empire colonial, qui a servi de couverture aux guerres coloniales, après 1945).

Freinet ne se contente pourtant pas de mettre en question le contenu de l’ endoctrinement, il analyse ses moyens d’action. Alors que l’école laïque de 1880 a mis un terme à l’emprise cléricale sur l’enseignement, elle en a conservé deux attributs majeurs du dogmatisme : la chaire, symbolisée par l’ estrade d’où est proféré le cours magistral ; le catéchisme, sous la forme du manuel scolaire unique pour toute la classe. Il ne suffit pas de rejeter tout endoctrinement, même celui que l’on exercerait au nom d’un idéal généreux, il faut mettre fin à la pédagogie dogmatique par la mise en actes d’une nouvelle forme d’éducation.

Des outils qui sont des intentions matérialisées

Ce n’est pas par des imprécations que Freinet compte changer l’éducation.

Quand il s’attaque aux manuels scolaires, ce n’est pas pour écarter le recours aux livres, bien au contraire, mais pour les remplacer par une bibliothèque de travail où se côtoient des ouvrages et des documents très divers. Quand il descend son bureau de l’estrade pour s’installer au niveau des enfants, ce n’est pas pour faire disparaître l’adulte qui, de toute évidence, garde par la taille, l’âge et l’expérience un statut particulier, mais il refuse de le hausser en position dominante, donnant l’impression qu’ il incarne à lui seul la vérité.

Dans la nouvelle topologie d’une classe où l’on échange, où chacun peut se déplacer pour aller chercher un livre ou un document, le tableau noir devient vite un support trop éphémère pour garder trace des comptes rendus et des textes libres mis au point en commun. Il ne suffit pas de les recopier sur le « cahier du jour » sacralisé où l’écolier tremble de faire une rature ou une tache. Freinet recherche un moyen de fixer les écrits en leur donnant la majesté qui convient à leur sérieux et il a l’idée d’ introduire une petite imprimerie. Cela s’enchaîne très vite sur le besoin d’ échanger avec d’autres classes et provoquera la naissance du journal scolaire et de la correspondance entre écoles.

Pour trouver une alternative au manuel unique et combler la pauvreté documentaire des ouvrages accessibles aux enfants à l’époque, sont créés le « Fichier Scolaire Coopératif », publiant des documents courts proposés par différentes écoles, puis une série de brochures dont le titre de collection reprendra le terme générique de « Bibliothèque de Travail ».

Pour la consolidation des acquisitions, notamment en calcul et en français, cherchant une alternative aux exercices jetables que tous les écoliers accomplissaient en même temps sur leur ardoise, Freinet est le premier à introduire en France des fichiers autocorrectifs inspirés d’expériences américaines. Il précise pourtant bien qu’il ne faut pas isoler de la vie interactive de la classe le travail individualisé des enfants et tomber dans ce qu’il appelle péjorativement du « taylorisme pédagogique », analogue au travail industriel à la chaîne (si bien ridiculisé ensuite par Charlie Chaplin).

Pour gérer ce fonctionnement complexe, à la fois réellement collectif par ses échanges internes et individuel par la liberté de choix, d’initiative et le rythme d’exécution, naissent le plan de travail personnel et l’ organisation coopérative de la classe. Un peu plus tard, la nécessité de proposer des évaluations plus objectives que l’épreuve périodique commune des compositions et de l’examen, fait naître la proposition de brevets de toutes natures, à la fois diversifiés, souples et rigoureux.

La caractéristique commune de tous ces nouveaux outils et techniques de travail

En quelques années, s’est mise en place toute une panoplie de moyens d’ action qui ne constitue pas un carcan rigide à prendre en bloc. Néanmoins, la logique interne de la démarche montre que le grappillage de quelques "trucs" ne suffit pas à changer de processus d’éducation. L’ensemble doit contribuer souplement à stimuler chez chaque jeune l’envie de s’exprimer, le besoin de participer, de progresser.

Un simple moyen de duplication pourrait servir à renforcer l’emprise magistrale, des fiches d’exercices pourraient se ramener à des devoirs diversifiés. Si les fichiers sont autocorrectifs, c’est moins pour libérer l ‘enseignant de la tâche de contrôle que pour donner à l’enfant la totale responsabilité de son travail (s’il trichait en recopiant le corrigé, il ferait au test final le triste constat qu’un tel travail était inutile). La responsabilité stimule son énergie à réussir. L’injonction fait place à la motivation. Inutile de lui répéter qu’il travaille pour lui, il peut le vérifier en permanence.

Pour utiliser avec efficience les outils et les techniques, il n’est pas nécessaire de posséder des qualités exceptionnelles, mais on doit être davantage attentif aux élèves qu’à son propre savoir. Pour apprendre à pratiquer cette nouvelle démarche, rien ne vaut la formation par compagnonnage avec des collègues qui en ont l’expérience, sans avoir pour autant une autorité professorale. Des échanges sans hiérarchie au cours des stages et des réunions locales sont les meilleurs recours.

Dernière et principale caractéristique : les outils ne sont pas créés par des spécialistes extérieurs, ils résultent des recherches d’enseignants qui échangent leurs expériences et versent dans le creuset commun ce qu’ils ont pris l’initiative de créer avec leur classe ou leur Groupe Départemental. Certes, tout cela est expérimenté avec d’autres classes, remanié collectivement avant édition.

Quand le recours à des spécialistes est indispensable, notamment pour l’ édition de documentaires, ceux-ci sont associés à l’élaboration.

Et finalement, l’ensemble de ces chantiers fonctionne comme une vaste classe coopérative dispersée où chacun apporte sa pierre et tire pour unique profit de recevoir à son tour les apports des autres. Qu’un tel fonctionnement se poursuive depuis trois quarts de siècle devrait faire réfléchir sur la force du matérialisme vivant.

Alors que certains s’époumonent à proclamer ce qu’il faudrait faire, ceux qui commencent modestement à le mettre en oeuvre ne sont peut-être pas les plus spectaculaires, mais assurément pas les moins efficaces.

Michel Barré

juin 2003