L'Educateur n°25 - année 1955-1956

Juin 1956

DITS DE MATHIEU - Halte au faux progrès !

Juin 1956

LES DITS DE MATHIEU

Bréviaire de l’Ecole Moderne

Halte au faux progrès !

Nos enfants ressembleront bientôt à ces arbres qui, serrés parmi le feuillage de la forêt, montent très vite et très haut, squelettiques et fragiles, à la recherche d’un rayon de soleil par-dessus la ramure des grands chênes. Ils montent, mais leurs racines n’ont ni le temps ni la force de s’enfoncer dans le sol pour s'y nourrir ; et le tronc rabougri et sans bras laisse à peine passer une sève maigre, toute sacrifiée au feuillage de tête qui seul fait illusion.

Notre éducation ne sera bientôt qu’une éducation de tête : nos enfants voient beaucoup de choses, trop de choses ; les images accumulées défilent en kaléidoscope permanent devant leurs yeux hallucinés ; leurs oreilles n’ont plus le temps d’écouter le chant du sable dans leurs mains ou le clapotis de Veau qui frissonne dans le ruisseau ; leurs sens saturés d’odeurs excessives, deviennent imperméables aux émanations diffuses d’une terre mouillée de pluie, à l’humilité d’une fleur des champs apparemment sans parfum mais dont la délicatesse fait rêver ceux qui y sont restés sensibles.

Il y a trente ans, au début du siècle, nous étions comme sevrés d’apports extérieurs, et c’est en nous, ou dans la nature encore fruste où nous étions intégrés, que nous devions puiser la totalité de la sève essentielle à notre croissance. Les premières images artificielles des livres et des films, les premiers bruits artificiels aussi des disques et de la radio, les premières conquêtes de la vitesse étaient pour nous comme un enrichissement merveilleux : ils fouettaient quelque peu notre sang trop calme, sans en changer cependant la nature ; ils ne substituaient pas encore leurs lois mécaniques aux lois ancestrales de notre vie. Nous les saluions ingénuement comme une aube nouvelle génératrice de puissance et de progrès.

Le problème est, hélas ! inversé aujourd’hui : implacablement, l’image artificielle et la parole impersonnelle se substituent à la vie. Nous avons mené il y a trente ans une campagne d’avant-garde pour la documentation à l’Ecole, pour le cinéma animé et le film fixe, pour le disque et la radio ; la télévision étend aujourd’hui son royaume. Le commerce, à la recherche de débouchés, a emboîté le pas pour ces nouveautés et nous nous trouvons aujourd'hui devant une vraie marée envahissante de vues en noir et en couleurs, de disques et de films, de paroles et d’images. Avant même que nous ayons pu adapter notre pédagogie à ces impératifs audio-visuels, il nous faut aujourd'hui jeter un cri d’alarme et nous mettre sur la défensive pour garantir l’essentiel, pour empêcher les racines de s’étioler, pour nourrir les troncs, ranimer tes branches, non pas faire marche arrière mais dire halte à un faux progrès que déforme le mercantilisme, et opérer comme nos enfants pour qui les châteaux dans le sable, le mystère de l'eau, de l’herbe et des fleurs, la vie des insectes, le grand rêve du ciel bleu et des soirs étoilés restent la plus passionnante des aventures.

Et malheur à qui ne saurait plus s’en nourrir !

 

TECHNIQUE FREINET ou MÉTHODE FREINET

Juin 1956

La distinction ne date pas d'hier, et c’est nous qui l’avons voulue avec obstination.

Dans une série d'articles que je publiais en 1928, dans notre Bulletin L'Imprimerie à l’Ecole (voir le livre Naissance d'une Pédagogie Populaire, p. 80 et suivantes) j’argumentais déjà que le mot « Méthode » « tellement galvaudé par tous les faiseurs de manuels de toutes sortes », suppose un processus de travail solidement, assis sur des données sûres et définitives, et qui, par-delà la quotidienne besogne scolaire, vise à harmoniser tout le comportement individuel et social des éduqués. Et je montrais à quel point les méthodes existantes étaient loin de satisfaire à cette définition. Elles étaient avant tout des « techniques de travail » qui ne débordaient qu’accidentellement le cadre scolaire strict : méthode de lecture, méthode de calcul, de grammaire, de sciences, de musique. Tout juste pouvaient-elles prétendre au nom de «méthodes» dans la mesure où, comme chez Montessori et Decroly, elles prenaient assise sur des besoins incontestables des enfants pour orienter, motiver et promouvoir la formation et l'enrichissement de l'être.

De ce point de vue, nos initiatives ont été, à l'origine, exclusivement techniques. Cependant, par l’introduction d'outils nouveaux, nous modifiions les processus de travail des enfants et dos maîtres ; nous substituions à la pratique traditionnelle des devoirs et des leçons, des formes d’activité et de vie plus naturelles, plus logiques et plus efficientes.

Nous pensions bien que ces changements allaient opérer, dans l’esprit des enfants et des éducateurs, des modifications en profondeur, dont nous ne mesurions pas encore toute la portée. Et nous avons bien fait d’insister, à l’origine, sur l’aspect matériel et technique de nos innovations. Nous avons ainsi dépouillé de leur fausse auréole les prétendues méthodes. Nous avons, peu à peu, acclimaté, dans les milieux pédagogiques, cette notion, à notre avis essentielle, de « Technique de travail et d’outils de travail ».

La partie n'est pas totalement gagnée, car nombreux sont encore les éducateurs qui restent persuadés que la formation intellectuelle, morale et sociale se fait par des voies strictement intellectuelles et verbales, pour lesquelles n’est valable aucun outillage, et donc aucune technique. On continue à nous assurer que l’éducation est un art, qui suppose un don. Et les dons se maintiennent, s’exercent et se développent, mais ne s’acquièrent pas.

Nous avons longuement démontré et prouvé que l’éducation et la culture sont, avant tout, expérience, et que cette expérience se fait nécessairement sur la base d’outils et de techniques. Nous avons révélé un certain nombre de ces outils et de ces techniques, parmi ceux que nous estimons essentiels, et notre tâche est loin d'être achevée. La modernisation, dont nous nous sommes fait un drapeau, nécessite, la recherche permanente et la réalisation pratique, dans nos classes, de cette expérimentation intellectuelle, sociale, scientifique et humaine.

Nous continuerons notre travail d’instituteurs techniciens, soucieux de ce rendement dont nous avons amorcé l’étude et que, seuls, dans la production complexe d’aujourd'hui, l’Ecole ignore, ou sous-estime dangereusement.

Telle était, et telle demeure, la base solide de tout notre effort pédagogique et des progrès qui restent à promouvoir. Nous garderons toujours, et notre idéal, et notre souci de le réaliser progressivement, par notre travail pratique, toujours ennemis farouches du verbiage faussement intellectuel dont les manuels scolaires — ces outils de travail désuets sont, les prototypes.

***

Mais, chemin faisant, nous avons accédé à une étape supérieure de notre activité. Comme il est naturel et normal, d'ailleurs, notre expérience à la base, dans la mesure où elle était réussie, puis répétée, débordait nécessairement le cadre « technique » pour atteindre à la formation profonde et humaine, à l’esprit de nos techniques.

Nos recherches psychologiques, condensées dans notre Essai de Psychologie sensible ; nos écrits divers sur les « méthodes naturelles », la part toujours plus grande que, par le texte libre, l’imprimerie, le journal et les échanges, nous avons faite à l’expression personnelle de l’enfant, dans son milieu de vie, ont influencé peu à peu, et d’une manière radicale, le comportement individuel, scolaire et social des enfants, leurs processus de pensée et d’action, leur fonction d'humanité. Et par contrecoup, l’éducateur, cessant d’être «l'homme en proie aux enfants», se transforme lui aussi, éclairant sa fonction officielle d’un rayon nouveau de conscience et de philosophie.

On commence à distinguer très nettement, dans la vie, à leur comportement et à leurs activités, les élèves « Ecole Moderne ». Le nombre croît sans cesse des parents conscients qui s’inquiètent de soustraire leurs enfants à l'abêtissement de pratiques dont ils sentent la nocivité.

Il est incontestable, aussi, qu’un éducateur Ecole Moderne ne pense plus, n’agit plus, ne vit plus comme un instituteur traditionnel. Il y a, désormais, un esprit Ecole Moderne qui marque nos réunions et nos Congrès, qui donne à nos écoles leur tonalité et leur éclat, et qui, dépassant les techniques, devient technique de vie. Et une technique de vie, c’est une philosophie.

C'est ce chemin parcouru, de l’outil et de la technique de travail à la culture et à la philosophie, que s'obstinent à ignorer ou à feindre d’ignorer les défenseurs, à divers titres, de la pédagogie traditionnelle. Ils sont, eux, au sommet ; la culture et la philosophie s’expriment par leur voix ; nous, nous sommes les primaires, capables peut-être d’œuvrer de nos mains avec efficience, mais impuissants à nous hausser jusqu’à l’esprit, qui donne un sens à nos efforts. Nous sommes les praticiens techniciens. Ils restent, eux, les intellectuels. Ils parlent de « méthode » ; nous n’aurions que la technique. Et c’est toujours avec quelque mépris qu’ils en accusent l’aspect mineur, sans penser qu’elle a été, depuis l’origine de l’homme, l’élément constructif du progrès.

En 1928, nous écrivions dans notre revue un article intitulé « Vers une méthode d'Education nouvelle pour les Ecoles populaires ». Nous disions : « Notre étude sur le contenu des méthodes actuelles nous montre la nécessité d’avoir un plan directeur, une méthode d'éducation qui montrera, pour les divers procédés d’instruction et d’éducation, qu’on nommait à tort méthodes et que nous appellerons techniques, la route à suivre si nous ne voulons pas gaspiller nos efforts. »

Et, discutant nos conceptions sur la différence entre techniques et méthodes, M. René Duthil nous écrivait alors : « votre distinction entre techniques et méthode me paraît essentielle. Les techniques, ce sont les procédés découverts pour satisfaire aux besoins multiples de l’enfant : il y a donc un grand nombre possible de techniques. C’est, aussi pourquoi l’on désigne souvent par ce même terme l’écriture, le calcul, la lecture, véritables techniques permettant à l’enfant de s’exprimer et de communiquer sa pensée.

Quant aux méthodes, il faut comprendre par là la mise en œuvre optimum des techniques découvertes.

Si nous sommes ici bien d’accord, voilà le terrain singulièrement déblayé. Résumons :

— Comme base, la connaissance de l’enfant ;

— Comme but : la satisfaction et l’éducation des besoins de l’enfant ;

— Comme moyen : des techniques harmonieusement situées dans le cadre des méthodes,.. »

Et il ajoutait :

« La méthode ? Vous êtes en train de l’élaborer, et votre livre Plus de manuels en fait foi. »

La « Méthode Freinet », harmonieuse conception éducative du travail selon les Techniques Freinet, a aujourd’hui pris corps. Elle est fondée psychologiquement (Essai de psychologie sensible, expérience t à tonnée, méthodes naturelles, affectivité et art) ; elle est fondée expérimentalement par les résultats innombrables et concordants de la pratique, dans des milliers d’écoles, avec des millions d’enfants ; elle est fondée socialement, par les résonances de notre pédagogie sur la formation et l’action des citoyens actifs et conscients susceptibles de prendre résolument leur part dans l’œuvre coopérative. Elle est fondée pédagogiquement par la place que la plupart de nos techniques occupent désormais dans l’éducation française et internationale. Elle est fondée humainement et philosophiquement par les processus essentiels dont nous avons montré l’importance dans le comportement des individus : intérêt, motivation, création, affectivité, sensation artistique, processus naturels d’acquisitions, équilibre et harmonie, bon sens et sociabilité, toutes notions qui débordent radicalement nos soucis habituels d’éducateurs pour atteindre et influencer l’organisation même et le destin de nos vies, de la vie et de l'avenir de nos enfants.

Nous parlerons donc, désormais :

-— Des Techniques Freinet pour la conception et les modalités du travail nouveau que nous préconisons, avec les outils découverts ou à découvrir, et que nous mettrons toujours davantage à la disposition des enfants,

Mais, ces Techniques elles-mêmes ne sont valables que si elles se développent et se généralisent dans l’esprit essentiel de notre Méthode Pédagogique, de notre Méthode de vie.

— Nous ferons une large part, dans nos recherches et nos travaux, à cette Méthode Freinet, dont nous devons préciser toutes les incidences, et qui acquiert, de par sa nature, des qualités de généralité et de pérennité qui lui donnent sa valeur historique et humaine.

Par cette distinction entre les deux stades de notre œuvre éducative, nous traçons d’une façon pratique notre propre programme d’action.

Notre Educateur de travail continuera la recherche et la mise au point de nos outils, l’utilisation technique de ces outils dans le cadre de notre méthode Freinet. Il sera vraiment notre Educateur Techniques Freinet.

Notre revue mensuelle sera l'Educateur méthode Freinet qui, par-delà la technique, étudiera l’esprit dans lequel doivent être conçues et réalisées les modifications que nous préconisons pour l’éducation aux divers degrés, à l’Ecole, par-delà l’Ecole et hors de l’Ecole.

Nous insisterons, de même, dans nos stages et nos discussions, sur le caractère complémentaire de ce double aspect de notre travail, sur cette hiérarchie de conception et d’action qui va nous permettre de mieux sérier les problèmes pour mieux les résoudre.

***

Une étape nouvelle commence. Elle nécessite, plus encore que par le passé, la conjonction intelligente et dévouée des bons ouvriers de notre mouvement, la compréhension militante de tous ceux, éducateurs et parents d’élèves qui sont attachés, par nature et par fonction, au progrès continu et décisif de notre Ecole laïque.

 

 

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