Le Nouvel Educateur n° 87

Mars 1997

A propos de l'accompagnement scolaire

Mars 1997

On fait grand bruit depuis plusieurs mois autour de ce qu’on appelle « accompagnement scolaire », censé pallier les manques qui conduisent certains enfants à l’échec.

Actuellement, le ministère de l’Éducation nationale mène une réflexion pour une meilleure gestion de cette action.
L’accompagnement scolaire ne peut être qu’une béquille dans une situation qui ne doit être que provisoire : s’installer dans une telle pratique serait désavouer le système scolaire.
L’ICEM, lui, mène son action en amont : prise en compte de l’individu, épanouissement de chacun dans un groupe hétérogène ; pédagogie différenciée grâce à l’individualisation, la personnalisation, accès progressif à l’autonomie et à la notion de responsabilité ; coopération et non-compétition ; formation à la citoyenneté par la pratique quotidienne...
Cependant, si de telles actions s’avèrent malgré tout utiles ou indispensables actuellement pour un public démuni, elles nécessitent une attention pédagogique particulière.
Pour ne pas laisser place à la médiocrité, elles doivent être confiées à des professionnels formés et informés pour une telle tâche. Les mouvements d’éducation nouvelle sont des structures qui ont une large expérience et une compétence incontestables en ce domaine. Ils garantissent la laïcité, ce qui est un critère primordial, la qualité d’une réflexion et d’une action en cohérence avec l’école dans laquelle ils travaillent avec des objectifs différents mais complémentaires.
La priorité n’est-elle pas de redonner à ces enfants une existence de personne, une reconnaissance, un droit au plaisir d’être, d’apprendre, une éducation au travail consenti et choisi dans laquelle ils mettraient du sens ?
Permettre de réinvestir l’école, oui, mais en même temps travailler sur les raisons d’exclusion et leur élimination progressive. Ne pas laisser s’installer l’accompagnement scolaire comme une école bis, en plus du temps habituel. Faire autre chose que l’école hors l’école. Permettre l’expression et la communication pour la reconquête de son moi, de son existence au sein d’un groupe social par chacun.
Ne pas proposer une aide aux devoirs : les « devoirs » doivent rester le travail en l’école et non hors l’école, travail de professionnels de l’enseignement, déjà si difficile. L’aide aux devoirs est la reproduction d’un système générateur d’échec pour guérir cet échec.
Le temps d’accompagnement scolaire est à considérer comme un temps différent de l’école, ouvert sur la pratique, la découverte et l’appropriation de la culture (théâtre, musique, arts plastiques...) et non comme une école bis repetita. Il permettra de comprendre le sens de l’école, de créer une réelle motivation et un besoin. N’est-ce pas de cela dont dispose le public actuellement non concerné par l’accompagnement scolaire et qui manque aux enfants en échec ?
L’expression « accompagnement culturel » semblerait plus adéquate.
 
Nicole Bizieau
Présidente de l’ICEM
 

 

 

La science des seaux d'eau...

Mars 1997

"La science des seaux d'eau..."

ou le hiatus entre l'école et la vie .
 
 
...La vie est si diverse, dit - on, et si changeante qu'il faut bien, à quelque moment, en fixer le cours si l'on veut la saisir et l'expliquer. On comprendra mieux le seau d'eau que la rivière. Tous ces rapports trop subtils que nous parvenons difficilement à identifier, même nous, adultes, nous allons les isoler, les étiqueter, les classer, les aligner, et nous viendrons les prendre quand nous en aurons besoin. Nous risquerions de nous égarer dans cet enchevêtrement de sentiers qui sillonnent la plaine : nous allons mettre des écriteaux partout pour pouvoir nous guider.
Opération qui ne sera pas récusable en soi, si l'enfant est allé lui - même puiser les seaux d'eaux à la rivière, s'il a éprouvé le courant de celle - ci, s'il en a sondé le fascinant mystère, s'il en connaît la fluidité, la diversité et la mobilité : s'il l'a vue suivre agrestement les petits canaux herbeux qui portent la fraîcheur dans la plaine ; s'il l'a entendue gronder les jours d'orage et pilonner les murs de la rive de sa charge de pierres et de troncs informes qui s'en allaient à la dérive. S'il a senti ces aspects divers de la rivière, alors il n'y a plus danger à isoler ces seaux, à les étudier, à en mesurer les qualités parce que l'esprit les inclut, intuitivement ou scientifiquement, dans le grand complexe vivant qui seul importe...
... L'école, malheureusement, ne s'avise point de ces préliminaires précautions. Elle croit utile de masquer à l'enfant la rivière de la vie ; elle prétend le soustraire à la complexité d'un déroulement qui ne serait pas de son âge. Elle apporte là, dans une salle jalousement fermée, loin des rives convoitées, ces seaux d'eau dont elle enseigne les noms, les définitions, les étiquettes, les caractéristiques, les rapports réciproques, les lois qui régissent leurs réactions mutuelles. Elle raisonne longuement sur l'origine, l'évolution, le processus, le finalisme de ces rapports. Et l'on fait des découvertes, effectivement. Et l'on va séparant toujours davantage les mots de la vie, jusqu'à créer un jargon spécifique, des théories scolastiques, des concepts philosophiques qui ne sont pas faux en soi, mais qui sont trop séparés du cours de la rivière pour l'influencer de quelque façon que ce soit.
C'est tout à fait l'histoire de l'école dont nous avons déjà parlé, qui fonctionne à ce premier étage, dans un milieu, selon des normes et pour des buts qui ne sont point ceux de la vie. D'où hiatus, décalage, survivance parallèle de deux processus sans interaction fonctionnelle, ce qui explique qu'on puisse avoir une école et une philosophie scolastiques apparemment évoluées, dans une société désordonnée et sans philosophie...
... Nous nous méfierons des seaux d'eau et de la fausse science dont ils sont l'origine...
...Non pas que cette science des seaux d'eau soit forcément inutile ou même dangereuse. Elle ne porte pas en elle - même la clé de l'amélioration sociale. Cette clé, elle est au rez - de - chaussée, dans la rivière même, dans la nature et dans la vie...
... Alors nous pourrons aller puiser des seaux d'eau et les tirer sur la rive, ou même les emporter dans une salle isolée. Et là, nous compterons et nous mesurerons, et nous analyserons parce que c'est simple et reposant d'exercer ainsi son esprit sur des morceaux de réalité, parce qu'ainsi on a l'impression de grignoter cette réalité, et qu'on espère trouver par ce biais un moyen pratique de parvenir à la suprême connaissance et à la divine puissance. Mais nous ne manquerons pas de retourner le plus souvent possible avec nos seaux à la rivière, pour éviter que notre eau emprisonnée, ne se corrompe et ne prennent des qualités et des défauts qui ne sont point de sa nature. Nous plongerons nos seaux dans le courant. Les découvertes que nous avons faites dans le silence de notre chambre laboratoire, nous irons les confronter avec les exigences de la vie, pour les étalonner si nécessaire et les ajuster au rythme complexe du courant individuel et social.
La science des seaux d'eau sera alors vraiment au service de notre culture et de notre destinée...
 
Montage d'extraits du chapitre VI : l'individu en face du progrès et de la culture
C. Freinet -Essai de psychologie sensible II. Oeuvres pédagogiques - Tome I - pages 572 à 575.
 
 

 

Ouverture sur l'environnement et la vie

Mars 1997
 
 
Liliane Corre introduit le débat en situant ce qui constitue l'ouverture sur l'environnement, dans la Pédagogie Freinet, et analyse brièvement les caractéristiques de la correspondance et de son prolongement par le voyage scolaire, techniques fondatrices des échanges, les plus anciennnes et sans doute les plus banalisées. Cela permet de les comparer à d'autres approches d'ouverture, aux appelations plus nouvelles : classes vertes, classes de découverte, de mer, de neige, de voile ; classes rousses , classes - péniches...
 
" Il y a pléthore de termes, ce qui montre bien le phénomène de mode qui s'est créé ces dernières années. Phénomène de mode et d'argent, car c'est un marché qui s'est ouvert, illustré par les innombrables propositions financières qui inondent les écoles. Il est peut - être temps, pour nous, de marquer un arrêt, afin de voir les priorités actuelles et ainsi, privilégier tel ou tel type de classe."
..."L'acceptation et la valorisation de l'expression de l'enfant, de son vécu, constituent le fondement de la Pédagogie Freinet.
C'est une ouverture sur l'environnement affectif de l'enfant, l'ancrage affectif qui servira de base aux apprentissages. De nombreux liens s'établissent ainsi avec l'extérieur de la classe.
D'autres liens se tissent aussi tout au long des jours avec l'environnement social et culturel, au cours de visites, d'enquêtes qui enrichissent le travail de la classe, ce qui sous - entend bien sûr, la mise en place d'outils, de documentation à la portée des enfants.
C'est une découverte de l'environnement immédiat, qui se fait par des échanges, des correspondances diverses. Cette conquête de l'environnement proche est fondamentale pour l'élaboration des apprentissages et la structuration de la personne.
Freinet avait défini plusieurs recours - barrières nécessaires à l'enfant : famille - école - société - nature. Certains de ces recours - barrières sont de plus en plus fragiles, voire inexistants, comme le recours "nature", dans nos écoles urbaines. Il est donc indispensable que les enfants le découvrent, en comprennnent les cycles,les processus, s'y confrontent et en tirent tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de leurs besoins (et non de leurs envies ).
A nous de faire les choix qui en découlent en éliminant les solutions "ersatz", qui sont peut - être agréables à vivre, plus faciles à mettre en oeuvre, mais non essentielles.
La correspondance est une technique très riche, où l'affectif et le cognitif sont intimement liés et qui incite l'enfant à étudier son mileu pour le présenter à d'autres enfants ainsi qu'à s'intéresser à d'autres milieux. Motivation très forte, puisque entretenue toute l'année. Ancrage affectif ,donc solide pour les apprentissages.
Le voyage - échange est la concrétisation de ces échanges. Il est l'accession concrète à la connaissance de cet autre milieu. Il permet de donner du sens au travail avec les enfants par :
- une préparation coopérative "qu'allons - nous visiter avec les correspondants ? "
                                             "qu'allons - nous leur offrir ?...
- une découverte accompagnée, partagée, discutée d'un autre environnement, ce qui entraîne une comparaison avec son propre milieu, donc une meilleure connaissance de celui - ci, repère supplémentaire aidant l'enfant à se construire ;
- une découverte présentée à d'autres, au retour, donc mise en forme, ce qui est une occasion supplémentaire de faire le point, de consolider ses repères ;
- des apprentissages fortement ancrés sur l'affectif.
Le voyage - échange permet donc à l'enfant de gérer le projet à tous les niveaux : organisation - déroulement - suite. Il est l'occasion aussi, ce qui est important, d'une séparation avec le milieu familial et la découverte d'un autre milieu, familial et social, régi par d'autres lois.
Je crois que correspondance et voyage - échange constituent un modèle pédagogique de conquête de l'environnement et de l'autonomie, parfois difficile à mettre en oeuvre car demandant un très grand investissement des enseignants, ce qui explique certainement la désaffection actuelle, très compréhensible.
Néanmoins, il serait intéressant de comparer les actuelles classes écouvertes au voyage échange et de voir si les formules qui l'ont remplacé sont aussi riches et présentent toutes les caractéristiques que nous jugeons essentielles aux besoins de l'enfant."
                                                                                              Liliane Corre
 
Annie Bard, institutrice en maternelle, participante du même débat, ne pratique plus le voyage - échange qu'elle juge, en effet, lourd à assumer avec les petits et signale aussi quelques déceptions de la part d'autres collègues, si les échanges ne se font pas sur un contrat éducatif précis et des choix éthiques clairement définis conjointement par les maîtres. Ne paye - t - on pas les dérives de la banalisation d'une technique non intégrée à une organisation coopérative du travail, rigoureuse et exigeante ?
Mais Annie Bard propose d'autres pistes extrêmement fécondes en réfléchissant au POURQUOI de leur mise en pratique, ce qui est fondamental.
"Même si on n'a pas de correspondants, il faut aller hors des murs de la classe, même en Maternelle, même chez les petits, en se demandant pourquoi.
- Est - ce que c'est pour leur faire prendre l'air, par exemple ? Vous savez, comme ces mères qui emmènent les poussettes au soleil. Je me souviens, quand j'allais avec la mienne dans le parc, je voyais d'autres mères : elles emmenaient leurs petits prendre l'air et elles, ellles papotaient au dessus du landau. Quand ça remuait dans le landau, elles le secouaient. En fait, c'était la mère qui allait prendre l'air, pas le petit. Alors, est - ce que nous, enseignants, on va faire prendre l'air aux enfants, histoire, nous - mêmes, aussi, de s'aérer parce qu'on étouffe dans la classe?
- Est - ce que c'est une promenade hygiènique ? Nous, on dit toujours aux parents :
"Vous savez, ces petits, on ne les emmène pas parce qu'ils ont mauvaise mine" (même si certains ont effectivement mauvaise mine et qu'on pense que ça leur fera du bien, on ne les sort pas pour ça ! )
Alors pourquoi sort - on ?
Quelques remarques préliminaires.
A trois,ans, un enfant est déjà "sorti des jupes de sa mère". Et ce n'est pas rien ! Parfois ce fut même douloureux d'aller "apprendre à l'école", pour le petit comme pour la mère, qui n'a plus son enfant en miroir, sous sa dépendance. Et voilà qu'il va falloir qu'il sorte de cette école, lieu clos, à l'abri, protégé... à sa mesure, pour s'éloigner encore plus physiquement.
Le triangle enfant - famille - école peut encore vaciller si la maman sur - protège son enfant, si les rapports familiaux sont "dramatisés" par rapport à l'éclatement des familles, aux éloignements...
Alors que les "loisirs organisés" fonctionnent comme une énorme et juteuse entreprise de "prise en charge" ; alors que le champ des activités des enfants est multiplié, voire saturé, il est temps de nous redéfinir par rapport aux "loisirs".
"La classe Freinet absorbe l'univers des jeux" écrivait Célestin par rapport aux classes vertes, rousses, bleues ou blanches proposées par d'alléchants catalogues.
Alors que l'enfant - roi mythifié ("une nouvelle religion est née : l'enfance", écrivait Bettelheim) subit le surinvestissement de ses parents sur lui ( parents inquiets, rêvant de plus en plus de devenir fonctionnaires, tracassés - en vrac - par leurs horaires, des crédits, le chômage), nous devons savoir dire non au culte de "l'enfant merveilleux", "tout jeu et insouciance" et parler travail ... autrement.
"Travail ? Vous avez dit travail ?
Ce travail presque toujours absent des discussions familiales - sauf pour s'en plaindre - d'ailleurs difficilement identifiable par des petits qui ne savent pas (qui ne voient pas) ce que font leurs parents (sauf docteur, ou instit...boulanger ou policier...) pendant qu'eux - mêmes sont à l'école (ou nous sommes là "pour les garder" (sic). Nous revendiquons, nous, un travail qui ne soit ni besogneux, ni ennuyeux et qui peut même se faire "ailleurs"
Nous sortons !
Pour apprendre qu'on peut apprendre hors des murs de l'école
Comme dans toutes les Maternelles, à la Mareschale, les enfants apportent leur cueillette du dimanche ; les objets prêts à jeter au rebut (les greniers n'existant plus !). Et tout ceci est accueilli, regardé, trié, mis en valeur au Mini - Musée.
Alors, aller dans les Alpes, sur le Causse Méjean, dans le Vercors ou au bord de la mer, ce sera un prolongement naturel de notre démarche quotidienne. Seulement, nous rencontrerons "en direct" un animal, un paysage, un artisan... nous aurons l'information sur le vif, en dimensions vraies, avec encore plus d'émotions. Nous aurons des moments de vie sans ersatz.
Nous sortons !
Parce que c'est avant 7 ans que se font les représentations du monde.
Nous partons
- écouter le vent, les animaux, les histoires, les bruits d'eau...
- regarder à l'oeil nu, à la jumelle, des paysages, des paysages, des animaux sauvages...
Nous partons
- observer des fleurs , des fourmilières...
- chercher des traces, des fossiles...
- repérer des chemins, des terriers...
Nous voulons
- sentir le vent dans les feuilles, les fleurs dans l'eau...
- faire des cueillettes, des tris, des détournements d'objets, des jeux de piste...
Pour "découvrir" et représenter "sur le vif" d'après nature ou en se souvenant.
On y découvrira quelques lois qui régissent nos sociétés animales :
- entre les animaux domestiques, nourris, parqués, "utiles", loin des lugubres zoos et les animaux sauvages... (si on peut ! ... après parfois de longues et patientes attentes, tout en respectant leur territoire) ;
- entre ceux qu'on peut voir à coup sûr comme les animaux de la ferme et ceux qu'on verra peut - être, mais dont on devine le passage : nid des chevreuils ou du blaireau ou du renard...
On peut y découvrir encore :
- d'autres végétaux,
- une autre topographie : prés pentus, ravins, rochers, grottes abruptes dans le Vercors, Causse tout plat avec de nombreux avens,
- un autre habitat
- un autre univers minéral,
- d'autres activités : ferme, fromagerie, basse - cour...etc.
On peut y étudier un paysage : ses couleurs, ses éléments...
 
Comme la découverte de la vie ne va pas sans le respect de la vie ,
nous apprenons bien des choses encore :
- ne pas cueillir inutilement les fleurs, mais "juste ce qu'il faut pour l'herbier",
- se faire "les mains douces", et non "les mains qui arrachent",
- laisser l'enclume du Pic épeiche à sa place et la toile d'araignée à l'entrée du terrier du renard,
- regarder aun sol pour ne pas piétiner, c'est aussi se préserver du serpent qui pique ...!
Langage et émotion vont sans cesse être associés aux perceptions sensorielles.
Et l'on sait bien que l'on ne pourra pas tout voir. Aussi, pour ne pas papillonner, prépare t'on les circuits : ce que 'on doit voir absolument : "les incontournables", en pensant à l'imprévu qui peut surgir et tout bousculer ou à l'attente, qui devra être la moins décevante posssible. Sur le Causse Méjean, nous avons attendu plus d'une heure les chevaux de Préjawski, et, bien qu'attendus en vain, ils sont devenus mythiques chez beaucoup d'enfants.
Les conditions de la sortie.
Objectifs pédagogiques fixés, verticaux et transversaux ! ...après avoir reconnu sur place les lieux où l'on doit aller, il n'y a plus qu'à
- noter les parcours, les repères : "chemins à prendre", "obstacles", les interdits : " dangers" ;
- avoir et lire des plans, des cartes postales ou photos prises sur place ;
- s'assurer des réservations diverses et multiples , monter un budget, trouver de l'argent ;
- prévoir les accompagnateurs (sujet parfois délicat à traiter, surtout que nous sommes obligés, vu les prix, d'emmener des parents)
- préparer le programme général et quotidien ;
- prévoir de s'équiper, ni plus, ni moins, en pensant aux jours possibles de pluie ;
- réunir les parents, deux, voire trois fois si nécessaire, demander les autorisations de sortie...
- préparer psychologiquement, pédagogiquement les enfants...
C'est vraiment un travail énorme, avant, pendant, après, mais c'est la classe, c'est irremplaçable, donc nécessaire.
Freinet qui, paraît - il, n'appréciait guère les colonies de vacances, parlait, lui, de "techniques de vie" et sa classe "absorbait jeux et sorties", "dedans et dehors".
Reste encore à se poser la question des "risques". Je vous livre encore, pour terminer, quelques - unes de mes réflexions à ce propos.
Et si nous ne confondions pas la responsabilité légale et la sécurité ?
Le drame, c'est un enfant blessé, voire pire, et non que ma responsabilité juridique puisse être engagée : "la peur de l'accident", "le fantasme de la responsabilité", "ne pas prendre de risques" mais :
éduquer, c'est prendre des risques (calculés), ce qui ne veut pas dire que c'est faire prendre des risques aux enfants sciemment ou inconsciemment, mais mesurer et assumer les risques que chacun peut prendre.
"Si j'emmène ma classe en sandales à travers un raccourci inconnu, pierreux ou argileux, je leur fais prendre des risques". "Si je les emmène en chaussures de marche sur un sentier escarpé, mais connu... je prends toujours le risque de la pluie, donc du rhume, peut - être, il est vrai, si cela vire au déluge... d'un éboulement" mais alors ?
Et le droit à l'expérience ? L'accident ?
Et la voiture du père ? la vitesse ? les autres ? Les parkings où les petits circulent entre voitures et caddies ? les cages d'escalier ? les ascenseurs ? les balcons ? le gaz ? les appareils ménagers ? la baignoire qui déborde ? la soupe bouillante ? les crocs du chien du voisin ? le briquet qui traîne ? les tuyaux d'échappement brûlants ? les escabeaux ? les échelles ? l'enfant qui fugue ?... J'en passe et des pires.
Et si nous ne confondions pas la loi et les interdits ?
La loi, ce n'est pas empêcher, parce que je suis sûre que si la loi est vécue comme une somme d'interdits, alors, l'enfant, "pour exister", se mettra "hors la loi".
C'étaient beaucoup de réflexions, (en forme de questions), pour susciter un débat, sans donner de leçon...Mais il y a tant de choses à dire encore !
           
 
 
 
 
 
 

 

A propos de la visite d'une entreprise

Mars 1997
I. Le sens d'une visite 
 
La visite d'une entreprise est bien tentante à l'école : c'est la vie, enfin !
Mais elle est souvent décevante pour la classe comme pour ceux qui l'accueillent. L'entreprise considère le plus souvent la visite comme une mini - information professionnelle ; elle axe son projet sur la transformation du produit. Or pour les jeunes enfants d'une part, l'idée de transformation est un processus difficile à concevoir et, d'autre part, la fabrication est souvent peu spectaculaire et l'exposé accompagné d'un vocabulaire technique qui opacifie encore le procès.
L'organisation sociale d'une entreprise semble plus facile à maîtriser.
Visiter une entreprise, c'est simple si on la considère simplement, c'est - à - dire lorsque la classe construit, expérience après expérience, une grille de lecture de l'entreprise.
Ainsi, plutôt que la transcription de modèle adulte, on utilisera ce qui est déjà le bien de la classe en question. Par exemple, une classe avait expérimenté, pour construire de bons articles, le système des "cinq W" (en anglais ! ) : QUI ? QUOI ? OU ? QUAND ? COMMENT ?
Reprenons le ici :
QUI ?
- qui travaille dans l'entreprise ?
- qui dirige ? qui décide ? qui est " l'entreprise" ?
- qui a fourni l'argent pour l'installation? pour la modernisation, s'il y a lieu ?
- qui fait du profit ou rembourse les pertes ?
- qui a décidé des produits à fabriquer ?
QUOI ?
- quels sont les produits fournis ?
- quelles sont les matières premières nécessaires à la transformation ? quelle est l"énergie employée ?
OU ?
- pourquoi avoir choisi ce lieu d'implantation ?
- quelles sont les relations avec l'extérieur : provenance de l'énergie et des matières premières, lieux de vente, moyens de communication, accumulation des déchets s'il y a lieu ?
QUAND ?
- date d'installation de l'entreprise ?
COMMENT ?
- avec quelles initiatives et quels capitaux ?
La préparation ne vise pas tant à accumuler les questions pour que chacun ait la sienne, qu'à produire un ensemble qui puisse valoriser les connaissances déjà acquises et à en acquérir d'autres.
Le schéma construit dans une démarche de tâtonnement expérimental pendant six mois environ fait apparaître très vite les manques. Il appelle sans cesse de nouveaux questionnements, des compléments, l'utilisation profitable des erreurs. Bertrand, au C.M.2, devant la montagne de produits finis entreposés dans la cour d'une usine, demande si le produit ne se vend plus, s'il est trop cher, démodé, si son utilisateur a disparu... ce qui fait rire les services économiquesqui n'auraient jamais eu l'idée de telles questions.
Dès la première utilisation de cette grille nous avons eu à notre disposition un bon bagage de connaissances... d'où de nouvelles interrogations auxquelles il est parfois impossible de répondre dans ce cadre précis. Martine demande, par exemple, si une telle grille pourrait s'appliquer à l'étude de la Préfecture où travaille sa mère. Autre recherche à faire !
Des questions, on passe ainsi à l'hypothèse qu'il faudra vérifier
*.Schématisons : (voir encadré ci-dessous)
 
Information                -----> Question brute   ----->   Hypothèses   ----->   Vérification
utilisation du savoir
 
Le maître aide à construire la démarche au fur et à mesure. Mais il n'a pas à s'engager dans des explications prématurées ou trop complexes. Il doit aussi se méfier de son "inculture" économique et de ses propres opinions : tendances politiques militantes, positions écolos radicales...
* Le lecteur peut se reporter, à ce sujet, au schéma général de l'expérience tâtonnée paru récemment dans le dossier du numéro 84 de la revue (décembre 1996) page7.
La préparation comporte aussi une prise de contacts préalables avec les responsables de l'entreprise afin de bien préciser les conditions de la visite : intervenant qui pourra répondre de façon claire et juste, champ des investigations, lieu où la classe sera reçue pour pouvoir poser ses questions dans le calme. Les enfants doivent savoir aussi qu'ils auront à maîtriser leurs demandes et peut - être à exercer un certain sens critique vis à vis du discours qu'on leur aura tenu. Ils le feront souvent d'eux - mêmes avec leur bon sens ! Mais si l'on doit relativiser certaines réflexions faites sur le bruit, les odeurs, il faut bien insister sur le fait que l'entreprise c'est d'abord des hommes : ils y travaillent, ils touchent un salaire.
Visite d'une entreprise : affaire courante ? Pas si sûr ! Après avoir entraîné des collègues dans une usine de la ville où travaillent des parents d'élèves et d'anciennes élèves, le responsable syndical nous dit : "Merci ! Vous êtes les premiers à nous avoir rendu visite".
Jean-Marie Boutinot
 II. Schéma d'étude d'une entreprise                    
Avec mes élèves de seconde, j'avais pris l'habitude d'aborder cette question en utilisant une parabole, celle de la montagne.
Quel que soit le point de vue (Nord, Sud, Est, Ouest) c'est toujours la même montagne que l'on regarde mais ce n'est jamais la même chose que l'on voit ! Aussi la présentation de l'entreprise dépend - elle de ce que l'on veut montrer. (voir schéma 1)
De la pyramide précédente, chaque face donne un certain regard sur l'entreprise :
- la base renvoie à une organisation humaine (la division du travail : direction, encadrement, production, rapports hiérarchiques, conflits, etc ...)
- la première face peut donner l'entreprise comme unité de production et faire réfléchir sur la notion de facteur de production (travail, capital, progrès technique, lien entre progrès technique et emploi, qualification du travail, etc... )
- une deuxième face peut donner l'entreprise comme un système de comptes et permettre de développer le thème de la gestion de l'entreprise (dépenses, recettes, salaires, créances, dettes, amortissement, bilan, compte d'exploitation,équilibre des comptes, calcul de profit, etc...)
- une troisième face enfin peut donner l'entreprisecomme un ensemble plongé dans un environnement dont elle tire ses ressources (achat des facteurs de production) mais qui lui impose aussi une contrainte, celle du marché (concurrence, profit, croissance,investissement, mais aussi faillite, liquidation de l'entreprise, etc...)
Il me semblait utile de choisir comme objectif l'idée que l'entreprise, pour continuer à manier la métaphore, est comme un être vivant à qui on a donné naissance, sujet à un développement complexe en interaction avec son environnement, toujours menancé d'une éventuelle disparition.
Peut - être est - il possible de traduire cela par quatre sous - ensembles dont il faudrait montrerqu'ils sont étroitement imbriqués pour devenir "l'entreprise" concrète. (voir schéma 2)
Jean-José Quilès
A propos de la pyramide de J.José Quilès                    
Cette montagne - pyramide de J.J Quilès me fait penser qu'une telle forme induit toujours la notion de hiérarchie, voire de pouvoir. On pourrait utiliser ce phénomène de façon très positive en en changeant la base, selon les besoins. Il s'agit en effet de rentrer dans un système comprenant donc quatre portes pouvant être prises les unes ou les autres comme base. Le schéma perd alors sa rigidité et on s'en sert en fonction de la problèmatique que l'on s'est fixée.
Dans le premier cas, le sommet représente le pouvoir des dirigeants de l'entreprise. Il traite des rapports de production. Le deuxième est dominé par les facteurs de production. Dans le troisième, c'est le rôle primordial du capital et certainement de ses liens avec des puissances d'argent extérieures : nous sommes dans le mode de production. La quatrième face peut - être le point de départ pour replacer l'entreprise sur un plan très large où domine la notion d'écologie humaine !
A chaque fois, bien sûr, tout est dans tout mais avec un souci précis, un fil directeur dans la démonstration qui ne se perdra pas dans de multiples voies annexes.
Une petite remarque : dans une étude, même réalisée au niveau du primaire, il convient de distinguer l'usine ou l'établissement industriel de l'entreprise.
Pierrette Guibourdenche
 
 
 
 
 

 

 

Du geste à l'écriture au cycle I

Mars 1997

La coopérative scolaire, c'est la démocratie en actes

Mars 1997
Depuis 1928, l’Office Central de la Coopération à l’Ecole (l’O.C.C.E) défend un idéal pédagogique visant à la formation du citoyen. C’est dans le cadre de l’école, en impliquant les élèves, qu’ils soient d’écoles maternelles, élémentaires, de collèges ou lycées, que l’Office entend développer ses idées. Il est clair que ce n’est qu’en liaison avec tous les acteurs de l’éducation que cela est possible. Il est fondamental que notre activité s’inscrive dans les projets communs proposés et mis en œuvre avec les enseignants, les parents, mais aussi avec les partenaires institutionnels, ministères et associations amies.
Nous souhaitons fonder notre action sur de grands principes : la formation (des enseignants et des jeunes) ; la coopération ; la responsabilité ; le respect de l’individu ; la solidarité ; l’action pour l’avenir.
C’est tout simplement définir ce que nous entendons par l’éducation à la citoyenneté.
 
La coopérative scolaire : une structure démocratique
 
Tout enseignant coopérateur adhérent à l’OCCE a l’obligation morale de veiller à ce que sa pratique coïncide avec, ou tende vers, les finalités et principes qui régissent la coopération scolaire :
- instauration dans la classe, l’école ou le foyer, d’un climat démocratique ;
- délégation et partage, par l’enseignant, d’un certain nombre de ses pouvoirs ;
- mise en place, par l’enseignant, de structures correspondant à toute organisation démocratique et à toute loi 1901   pouvoirs législatif (assemblée générale, conseil de coopérative), exécutif (bureau, élèves responsables... et l’enseignant), judiciaire (conseil de coopérative) ;
- promotion de valeurs démocratiques (liberté et en particulier liberté d’expression de chacun ; égalité donnant à chaque membre, enseignant compris, les mêmes droits et devoirs ; responsabilité individuelle et collective, chaque élève étant responsable devant le groupe).
Le conseil de coopérative est le lieu où les membres de l’association, en plus des activités liées à la vie associative, organisent les activités de la classe, la vie du groupe et gèrent l’ »entreprise » classe.
Sa fréquence s’institutionnalise dans les grandes classes (réunion hebdomadaire à jour fixe) ; tandis qu’un conseil exceptionnel se réunit quand le besoin s’en fait sentir (conflits notamment).
Le bureau de la coopérative représente l’organe exécutif. Comme dans toute association, il est constitué d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier désignés parmi les élèves.
Le bureau se réunit régulièrement pour la préparation de l’Assemblée Générale ; il est chargé de régler les affaires courantes dont il rendra compte au groupe.
Le président est responsable du fonctionnement du bureau, vérifie le travail du secrétaire et du trésorier. Il organise le conseil de coopérative et généralement l’anime. Le secrétaire prend les notes pendant le conseil et rédige ensuite le compte rendu.
Le trésorier est le gestionnaire de la coopérative, s’occupant de toutes les opérations financières sous couvert du mandataire légal de celle-ci.
 
De nombreux adhérents
 
De la maternelle au lycée, nous souhaitons que chacun de nos 3 millions 900 000 adhérents puisse s’exprimer, connaître ses droits mais aussi ses devoirs, prendre des responsabilités, apprendre à les assumer pleinement.
Nous nous attachons à communiquer à nos élèves, au sein d’un groupe classe, le respect des autres, la nécessité de les comprendre, d’accepter leur point de vue, leur mode de vie et éventuellement leur culture.
Nous voulons développer en eux le goût de la coopération, l’esprit d’équipe. C’est dans le cadre d’une vie de classe ou d’établissement fondée sur ces principes que nous souhaitons développer une véritable éducation à la citoyenneté sans pour autant négliger les apprentissages dont la place demeure prépondérante.
 Eduquer l’enfant à la citoyenneté, c’est aussi le sensibiliser aux grands problèmes actuels : protection, respect de l’environnement, solidarité avec les plus démunis, ouverture européenne.
Avec l’aide de l’association européenne que nous avons créée, nous essayons de favoriser les échanges inter-classes, inter-écoles, avec les différents pays européens.
Ainsi pourrons-nous apporter notre pierre à la construction européenne et préparer nos jeunes à être des citoyens responsables, conscients de leurs racines, mais ouverts à tout progrès fondé sur une philosophie humaniste. C’est dans ce but que nous devons forger et perfectionner les moyens dont nous disposons.
 
O.C.C.E, 101 bis rue du Ranelagh 75016 Paris. Tel : 01 44 14 93 30 Télécopie : 01 45 27 49 83.
L’OCCE publie « Animation et Education », revue pédagogique du mouvement.
Dans chaque département, une association départementale est à votre disposition.
 

 

 

Rencontre avec Paulo Freire

Mars 1997

 André Lefeuvre et Fatima Morais (déléguée du Brésil à la FIMEM) ont eu l'occasion d'interroger Paulo Freire. Celui-ci fit un travail pédagogique semblable à celui de Freinet auprès d'hommes et de femmes analphabètes des classes déshéritées de la société brésilienne. Il est intéressant d'entendre ses propos actuellement.

 
Pouvez-vous nous parler des faits et étapes de votre vie intéressants pour votre vécu d'éducateur :
Ce n'est pas facile de répondre à une question fondamentale comme celle-ci et formulée de façon aussi directe. Nombreux sont les moments de "motivations" auxquels nous apportons parfois une solution. L'essentiel est de percevoir l'importance de ce qui se passe dans notre évolution, du point de vue de notre formation professionnelle, de notre formation scientifique...
J'ai connu une enfance difficile avec de véritables cataclysmes qui ont agité ma famille. Je suis né dans une famille de classe moyenne qui a souffert de la crise de 29. J'ai vécu des expériences douloureuses, pas aussi dures que celles vécues par des milliers d'enfants brésiliens d'aujourd'hui mais suffisamment, pour me marquer de façon à me rendre plus disponible en terme d'ouverture mais aussi moins disponible par ailleurs...
Quand j'étais jeune encore, j'étais très intéressé par les questions de langage de manière générale, et par la question de la langue portugaise en particulier. J'ai appris en enseignant une foule de choses et j'ai vécu parfois curieusement certains mystères de la grammaire portugaise ou de la syntaxe brésilienne. J'ai vécu aussi des moments désintéressés - comme par exemple, les après-midi où je déambulais à travers les rues de Récife, de librairie en librairie, promenades dont je parle dans mon dernier livre "Lettres à Christine". Comment vous expliquer avec quelle curiosité et quel goût je parcourais, tout au long de ces pérégrinations, les étalages et les rayons des librairies du "Récife" de ma jeunesse... et comment je m'identifiais aux livres nouvellement arrivés. Lire, relire et parcourir les tables des matières des livres, dévorer les préfaces des ouvrages, pour apprendre à classer les éditions qui publiaient ces livres afin que je puisse bien m'en pénétrer, même quand je ne connaissais pas l'auteur du livre.
Connaissant l'éditeur, je savais qu'il ne publiait pas n'importe quoi. Ces promenades chez les libraires de Recife ont excité ma curiosité et stimulé mes envies de lire. Il n'était pas rare à l'époque que nous nous retrouvions dans le salon d'un des libraires, entre intellectuels, jeunes et moins jeunes, pour discuter avec sérieux comme s'il s'agissait d'un important séminaire de réflexion.
Je me souviens aussi quand les librairies "Impératrice", ou "Editeur National" ou encore "Melquizedeque" m'invitaient avec d'autres intellectuels pour assister à l'ouverture des caisses de bouquins. L'odeur extraordinaire des livres quand le couvercle se levait ! Nous les saisissions, les sentions, les caressions. C'était une véritable dégustation sensuelle, une convivialité amoureuse avec ces ouvrages. Lorsque je pouvais en acheter quelques uns, cette intimité se prolongeait alors dans ma petite bibliothèque.
Les personnes qui assistent aux conférences d'illustres intervenants, qu'ils soient européens ou nord-américains, ne perçoivent pas toujours cette phase cachée, profonde qui est en amont des propos si intéressants !
D'une manière générale, l'intellectuel pouvait difficilement donner le sens que je suis en train de vous transmettre d'un événement important pour sa vie professionnelle. En ce qui me concerne, cela a été très important, j'ai appris à voir l'intensité affective avec laquelle d'autres jeunes intellectuels de mon époque se donnaient l'occasion de feuilleter un livre, y découvrir un intérêt croissant, entamer des recherches en profondeur...
Ma qualité d'académicien m'a amené à dialoguer avec des ouvriers quelquefois analphabètes, quelquefois instruits, avec des paysans éduqués ou le plus souvent analphabètes près desquels j'ai découvert la compréhension d'une douleur étouffée, j'ai ainsi appris à écouter l'expérience de l'opprimé, sa peur, l'introjection qu'il incruste dans le "visage" de l'oppresseur, j'ai appris à comprendre leur haine de ne pouvoir accéder à l'autonomie et à l'indépendance par la faute de l'oppresseur.
Ces rencontres avec les opprimés et les opprimées jalonnent ma vie, de ma jeunesse à maintenant, en passant par mes années d'exil et je crois que ce sont ces rencontres qui m'ont appris et continuent de m'apprendre le monde et de me donner encore le courage de poursuivre la lutte.
 
Dans quelle Université êtes-vous en ce moment ?
En ce moment, je suis maître des études à l'Université de Pontificia, université catholique de Sao Paulo. Je participe à un séminaire hebdomadaire en compagnie de deux de mes professeurs, deux femmes très compétentes, Ivone et Ana Maria Paula.
Nous discutons, pendant un semestre par exemple, avec des étudiants qui préparent un doctorat, sur le thème des exclus ou de l'exclusion sociale en général, de l'exclusion dans le système éducatif.
Nous organisons des séminaires, nous lisons des textes et débattons sur des thèmes. Nous discutons aussi sur les projets des étudiants, sur ce qu'ils souhaitent dans le cadre de leur expérience au sein de l'Université.
Au delà de mon activité normale dans l'université, je propose des rencontres à l'attention d'autres élèves qui souhaiteraient avoir des conversations plus personnelles. Je visite plusieurs universités, au Brésil et à l'étranger durant toute l'année. Mes visites sont de plus en plus fréquentes ; cela me prend du temps et je suis obligé d'organiser mon propre planning assisté de ma secrétaire qui est très compétente, très efficace dans son travail ainsi que de ma femme Ana Maria. Nous y travaillons avec sérieux, d'autant plus que nous avons souvent du mal à répondre par la négative aux centaines d'invitations qui nous sont faites pour une journée, une semaine, voire un an. J'ai une vie très intense en dehors de Sao Paulo, dans tout le Brésil et à l'étranger. De plus, je suis souvent sollicité par des universités brésiliennes ou européennes pour des interviews.
 
Quels sont les thèmes les plus importants que vous abordez pendant vos interventions ?
En général, je cherche à garder un caractère démocratique à mes interventions, c'est-à-dire que j'évite de choisir moi-même le thème à aborder sans donner la parole aux autres ; ce que je préfère ce sont les centres qui m'invitent et me proposent 1, 2 ,3 thèmes qui les préoccupent.
Il y a toute une série de thèmes qui éveillent la curiosité des jeunes brésiliens et de leurs professeurs. Je pourrais en citer 2 ou 3 comme par exemple le discours néo-libéral, la pratique néo-libérale et le thème de l'éducation en général. C'est un thème que l'on me propose couramment quelque soit l'endroit du Brésil où je peux aller. La vision pédagogique contenu dans le discours néo-libéral cité par des pragmatiques progressistes de nos jours, c'est que l'éducation n'a plus rien à voir avec le monde de l'utopie et du rêve mais plutôt avec une formation technique et scientifique. Pour moi, la formation technique et scientifique est un droit et un devoir que je qualifierais d'universel et qui a traversé tous les temps ; encore faudrait-il se préoccuper de la propre vision politique de la science et de la technologie !
Je nie la neutralité de l'éducation telle que la définit le discours pragmatique néo-libéral.
Un autre thème, que je rencontre souvent, touche les révolutions technologiques, ce qu'elles provoquent ; tel le souci de réponses rapides et différentes dont nous avons le devoir d'être conscients à chaque instant de nos expériences politiques, sociales, individuelles, etc.
Que ce soit au sud du pays ou au nord, un autre thème est souvent mis en évidence, c'est l'obligation que nous avons d'être toujours en parallèle avec le monde actuel. Ce thème me préoccupe également.
 
Ce sont les technologies nouvelles bien incorporées dans la pédagogie, que vous préconisez ?
Mais bien sûr. Je pense que j'ai répondu à cette question. Il reste un point à éclaircir : je n'arrive pas, je n'ai pas la prétention d'arriver à écrire, même un article, dans lequel je proposerais des techniques. Je ne sais même pas si je suis assez clair sur ce sujet. Ma tâche est plutôt d'applaudir les révolutions technologiques qui arrivent, de les comprendre, sans pour autant les mettre sur un piédestal ou les rabaisser ; ma préoccupation n'est pas exactement d'écrire des textes contenant des suggestions pratiques sur le "comment faire telle ou telle application technologique" mais de dire, à partir d'une réflexion philosophique et politique que la technologie ne peut être ignorée ou mise de côté.
Il est impossible, pour une éducatrice brésilienne, ou un éducateur d'aujourd'hui, d'ignorer le développement de l'informatique. Attention, je ne dis pas qu'il faille se débarrasser du tableau et de la craie : je crois qu'ils ont encore leur part d'utilité, même à New York ! Mais ce qu'il faut, c'est dépasser ce stade, aller au-delà, pour les remplacer en profondeur.
Ce que je veux faire comprendre c'est qu'une des tâches que je me suis chargé d'accomplir, et que je porte au plus profond de moi, c'est non seulement de répondre aux questions de chacun, de satisfaire leur curiosité mais de défier la curiosité, de la provoquer, de l'intensifier, pour rendre encore et encore plus curieux. Une de mes missions en tant qu'éducateur critique, démocratique, c'est de toujours aller au-delà, de stimuler.
 
Quels sont les aspects caractéristiques de votre pédagogie qui font qu'elle est différente des autres ?
Ecoutez je vais me retenir de faire une comparaison nominale, je répondrai simplement à votre question et très rapidement. Mes préoccupations pédagogiques ont un certain poids philosophique comme toutes autres propositions pédagogiques : un fonds idéologico- politique, par exemple. Je me bats pour une compréhension démocratique du monde, de l'histoire, des êtres humains. Ma proposition pédagogique consiste à dire que le sujet éducateur, le sujet enseignant, n'est pas propriétaire du sujet, de l'objet qu 'il éduque. De même, le sujet enseignant n'est pas propriétaire de l'objet qu'il enseigne et par conséquent il n'est pas celui qui diffuse la connaissance. La théorie de la connaissance qui est nécessairement contenue dans ma pédagogie est dialectique et non mécanique, et il y a un respect mutuel entre les éducateurs et ceux qui éduquent, ce qui ne veut pas dire qu'ils sont égaux. Je les trouve même différents, chacun sa spécificité, et ce qui est important, c'est qu'ils soient eux-mêmes. Pour conclure rapidement, je dirai que tout ce qui n'est pas compréhension démocratique, est en opposition avec ma proposition.
 
Vous rencontrez des difficultés pour vous implanter, pourquoi ?
Evidemment que les pédagogies sont, et ne pourront cesser d'être, profondément politiques, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de proposition pédagogique qui n'ait aucun fondement politique. J'ai toujours l'habitude de dire que la pratique éducative, la pratique de la production de la connaissance : c'est politique. La pratique éducative n'est pas neutre, c'est une éthique. Elle a à voir avec des principes de morale qui ont leurs limites, et elle est esthétique dans le sens, où elle est en soi beauté !
Les propositions d'une éducation nouvelle ne sont pas toujours acceptées, particulièrement par les mentalités autoritaires. Cela ne signifie pas que je sois un être démocratique qui accepte dans sa totalité une quelconque proposition nouvelle d'éducation ; cela signifie que j'ai une indiscutable ouverture d'esprit pour mieux comprendre les propositions. Mais dans mon cas particulier, je n'accepte pas toujours dans leur totalité, les propositions nouvelles, sauf quelques exceptions comme celles de Freinet ou Ferrer d'Espanha, ceux qui critiquent beaucoup plus l'autoritarisme de l'éducateur que celui du contenu. Lorsque je critique l'autorité de l'éducateur, qu'il éduque dans une école bourgeoise ou non, je critique aussi et surtout l'autoritarisme de la production sociale, de la production dans un régime capitaliste.
En bref, les propositions nouvelles inquiètent, mais si elles imitent les mentalités autoritaires de droite, ou de gauche, je ne les accepte pas.
 
Vous pensez que certaines pédagogies présentent des aspects préjudiciables pour la société démocratique ?
Je pense que j'ai un peu répondu précédemment. Les choses sont plus claires et précisément dans la mesure où il n'y a pas de proposition pédagogique qui ne soit pas trempée dans une dimension politique, il y aura des propositions qui seront nécessairement contre la démocratie. Il est de notre devoir de nous battre contre elles.
 
Quelle est la priorité des priorités au Brésil ?
Il m'est difficile de répondre d'une manière générale. Les "causes" brésiliennes sont toutes des priorités. L'éducation est une des priorités indiscutables dans ce pays. La santé aussi, la justice. Le respect de la démocratie est aussi une priorité. L'intérêt public a besoin de se faire respecter au Brésil, vus les scandales dus à l'irrespect vis à vis de cet intérêt public. Ce qui se perd dans ce pays en matériel importé comme les instruments, ustensiles de laboratoires, qui coûtent parfois des centaines de dollars et qui rouillent dans les laboratoires est incroyable. Je n'ai jamais été témoin de cela personnellement mais tous les brésiliens et les brésiliennes écoutent et voient tous les jours, dans les journaux télévisés brésiliens, tout ce que le pays perd à cause du chômage et de la bureaucratie. Tout ceci est terrible. Alors, une des priorités serait la débureaucratisation brésilienne qui serait aussi un changement des mentalités.
En tant qu'éducateur, je ne veux pas dire que mes solutions soient les meilleures, je pense qu'une politique sérieuse d'éducation du pays apporterait une transformation pour la politique générale du pays, dans le domaine de la santé, dans celui des gaspillages publics du pays. Je pense vraiment que ceci est la priorité des priorités que, depuis toujours, les brésiliens attendent et qui n'est pas satisfaite.
 
Que pensez-vous de la formation des professeurs ?
Je trouve que la formation des professeurs a quelque chose à voir avec la priorité dont je viens de vous parler. La formation des professeurs est une priorité qui appartient au domaine des priorités pédagogiques et politiques. La formation des professeurs, je l'entends comme une formation bien plus sérieuse, plus rigoureuse, plus profonde, plus permanente que le simple entraînement technique pour l'utilisation, plus ou moins efficace de quelques techniques de l'enseignement. Il faudrait prendre en compte, dans sa totalité, en tant qu'être, l'éducateur, à l'intérieur d'une formation permanente. Jamais on n'arrive au terme d'une formation !
Comment est-il possible de former des jeunes, si l'éducateur n'a pas atteint pour lui même une autonomie en tant que sujet qui juge, qui rêve, qui aime, qui a la rage, etc.
Alors, j'accorde une place importante dans tout le chapitre de la pratique éducative à la formation, comme un moment permanent, un parcours sans fin, qui exige du sérieux, de la cohérence, de l'humilité, de la compétence, de la bravoure.
 
Oeuvres de Paulo Freire disponibles en langue française :
"L'éducation, pratique de la liberté", collection Terres de feu, Les éditions du Cerf (1975), épuisé en librairie, voir en bibliothèque
"L'éducation dans la ville", collection Théories et pratiques de l'éducation des adultes, Editions Païdeia (1991)
 
 
 
 

 

 

Sénégal : le problème des filles

Mars 1997
Abdou : "nous les garçons, nous travaillons beaucoup comme les filles, mais nous apprenons à la maison, nous faisons des exercices.
Khady : les filles travaillent à la maison alors que les garçons travaillent aux champs. Quand ils reviennent à la maison, ils sont libres.
More : pourquoi les filles arrivent en retard ?
Fakane : c'est à cause des travaux à la maison.
Yelly : beaucoup de filles échouent aux examens : pourquoi ?
Tallab : certaines mamans ne veulent pas que leurs filles réussissent à l'école.
Ablaye : pourquoi les filles abandonnent tôt l'école ?
Khady : ce sont les mamans qui décident de les sortir parce qu'elles ne travaillent pas bien à l'école et à cause des travaux à la maison... parce qu'une fille âgée ne pense plus à continuer ses études, elle veut trouver un mari.
Maître : vous ne parlez que de la maman qui empêche la fille d'aller à l'école. Et le papa ?
Fakane : le papa est souvent absent. La maman fait travailler la fille quand le papa n'est pas là. Mais il y a des papas qui n'osent pas dire à leurs femmes de laisser la fille continuer ses études ou de diminuer les travaux domestiques.
Tallab : dans certaines familles, c'est la maman qui s'occupe des filles et le père des garçons".
 
Aujourd'hui, aucune femme n'ignore l'importance de l'école dans la vie de tous les jours. Cependant il faut reconnaître la part de certaines d'entre elles et les raisons qui les poussent à retenir leur fille à la maison afin qu'elles fassent certaines tâches à leur place.
La prise en charge des études des filles coûte cher aux parents. Pour peu, on assure l'entretien des études du garçon, mais la fille est "exigente". Il faut non seulement lui assurer les fournitures scolaires, mais un habillement conforme aux exigences du milieu. Sinon, il en découle un complexe d'infériorité qui débouche sur un abandon par les filles du CM ou du collège... ou un risque de s'exposer à des grossesses hors mariage !
Il faut aussi prendre en compte les inquiétudes des femmes quand leur fille réussit à l'entrée en 6ème et se rend en ville pour continuer des études. Beaucoup de femmes en perdent le sommeil ! En plus des problèmes d'hébergement, de nourriture et d'habillement, les parents sont très inquiets du fait de l'insécurité en ville. Il est facile de pervertir une fille qui non seulement ignore tout de la ville, mais ne dispose d'aucune garantie de surveillance chez un tuteur qui est souvent un parent éloigné ou la famille d'un ami.
Un autre point, important également mais souvent non dit, est la tradition, résultante d'une vision du monde, d'une philosophie, qui s'oppose à l'égalité de la femme et de l'homme. Les rôles sociaux ont été définis en fonction de cette inégalité. Il ne s'agit pas seulement d'un problème de moyens matériels et financiers. Il y a un passé, toute une culture véhiculés à travers les langues materelles nationales ou non, transcrites ou pas. Il y a tout un système éducatif, tout un programme scolaire à revoir entièrement.
Suivant les ethnies et les localités, le rôle de la femme reste sensiblement le même.
L'école n'est pas partout facilement accessible, les études, même élémentaires, coûtent de plus en plus cher, et puisque peu d'enfants auront la possibilité de continuer au delà du CM2, le milieu est en position de force, cette situation demeure, et la tendance ne semble pas être de sitôt renversée.