L'Educateur n°1 - année 1972-1973

Septembre 1972

A la suite d'une discussion sur la créativité

Septembre 1972

A propos de mobilier scolaire

Septembre 1972

A quoi servent les mathématiques modernes

Septembre 1972

Contrôle et inspection des maîtres

Septembre 1972

L'Educateur cette année

Septembre 1972

La créativité poétique de l'enfant et la poésie des adultes

Septembre 1972

L'opinion de certains auteurs est que  la créativité poétique de l'enfant disparaît avec la première enfance. Pourtant il y en a un, Czukowski, qui  dit qu'il avait compris plus tard,  que sa critique des poésies enfantines au-dessus de cinq ans était  injuste: « ... même si les vers des  enfants plus âgés sont mauvais, sans  couleurs, séparés du chant et du  geste, ils représentent un degré plus  élevé du développement de l'individu; jusqu'à l'âge de cinq ans l'enfant était en même temps chanteur,  poète et danseur et maintenant l'art  poétique devient pour lui une créativité indépendante, distincte parmi  les autres formes de l'art. On ne  peut donc pas s'attendre que ses  poésies soient dès le début parfaites. »

L'auteur critique ensuite sévèrement la  pédagogie, qui au lieu de cultiver  l'esprit poétique de l'enfant et la  culture du langage, tue chaque initiative de l'expression libre par son  schématisme et son verbalisme.
Cette opinion de Czukowski contient  beaucoup de vérité bien amère et  les expériences des classes qui pratiquent le texte libre selon la pédagogie de Freinet sont une preuve  qu'il peut en être autrement.
Herbert Read est d'avis qu'au fond  la différence entre la poésie des enfants  et celle des artistes adultes dépend  du degré de maturité. Il est évident  que l'homme mûr présente dans son  œuvre plus de connaissances et d'expériences, mais cela n'est pas une  question d'esthétique, et l'enfant peut  exprimer les événements vécus d'une  façon artistique à la mesure de son  développement. D'après mes propres  expériences, basées sur l'observation  et l'analyse de plus de trois cents  poésies d'enfants de quatre à quinze  ans, je peux constater que toutes  portent des signes de poésie aussi bien  dans leur contenu, que dans leur  forme. Mais avant tout, ces textes  sont une expression de l'intuition  poétique, des événements vécus par  l'enfant et d'un état d'émotion caractéristique d'un artiste.
L'enfant ne possède pas la technique  du métier d'écrivain, ne travaille pas  longtemps pour modeler son œuvre, ne se plie pas aux règles des  rimes, des rythmes et des assonances.
Il écrit ses poèmes par pure intuition,  de même qu'il chante ou peint sa  vision du monde, ses pensées et  ses émotions. La critique et la correction de ses camarades et du maître  pendant la toilette du texte lui permettent parfois de mieux exprimer  ce qu'il voulait dire et il faut aussi  se rendre compte d'un fait dont la plupart des maîtres n'est pas consciente,  c'est que l'enfant, surtout dans ses  premières années scolaires, a une grande difficulté dans la technique de l'écriture, ce qui limite beaucoup son  expression libre écrite. La pensée  de l'enfant marche beaucoup plus  vite que sa plume et c'est justement  pourquoi les poésies des petits auteurs sont moins riches que celles  qu'ils dictaient à leur maîtresse à  l'école maternelle. J'ai pu m'en rendre  compte un jour, quand Joseph, un  petit écolier de la première classe  nous a présenté son texte. Le titre  était « Petit drapeau», et en dessous  on pouvait lire « Le chat avait bu  son lait ». Après le compliment habituel pour son effort, la classe a  demandé à Joseph s'il ne voudrait  pas changer le titre de son œuvre  en mettant par exemple « Le petit  chat ». Alors le petit garçon nous  avait répondu: « Mais vous ne comprenez rien. C'était comme ça:  
« Dans le pot de fleur il y avait un  petit drapeau.  
Le petit chat qui passait a renversé  le pot.  
Il s'est cassé en petits morceaux.  
Maman a puni le petit chat,
Et moi, je lui ai donné du lait.
Le petit chat avait bu son lait.»
Dans la version orale, ce petit récit  était logiquement construit, mais avant  que la petite main ait eu le temps  d'écrire le titre long et assez; difficile  « Le petit drapeau », la pensée de  l'enfant était déjà au bout de l'histoire  « Le chat avait bu son lait », et il  était étonné que nous ne sachions  pas ce qu'il avait dans la tête.
La comparaison de la poésie des enfants avec la poésie des artistes adultes  démontre qu'il y a entre les deux  des points communs et aussi des  différences, mais toutes les deux ont  un élément identique: elles sont le  produit d'un acte de création. La  poésie des enfants ne peut pas être  la même que celle des adultes, mais  dans les deux cas elle représente la  personnalité humaine avec seulement  un autre niveau de développement.
Je pense que de même que la poésie  des adultes reflète dans un certain  sens l'époque des auteurs et est liée  avec les événements vécus dans le  contexte des problèmes contemporains, de même les poèmes des enfants  reflètent les événements vécus du  jeune auteur dans le milieu immédiat  qui l'entoure. Seulement, l'homme mûr  étend sa pensée loin dans le passé  et le futur, tandis que l'enfant vit  exclusivement dans le présent et exprime des réflexions liées avec un  moment de sa réalité, qu'il comprend  en accord avec ses rêves dans les  temps à venir, tout en profitant de  ses expériences, connaissances et réflexions passées. De plus le poète  adulte envisage d'une façon introspective chaque idée qu'il exprime  dans son œuvre. Par contre l'enfant  vit la réalité du moment présent et  l'exprime dans ses poèmes. La vision  du monde arrive en lui de l'extérieur  et comme il manque d'expérience  personnelle, l'enfant transforme le  monde non sur la base de sa réflexion,  mais par l'imagination et l'intuition.  Il me semble qu'on ne peut faire  aucun genre de comparaison entre  l'expression poétique de l'enfant et  les différentes écoles et mouvements  poétiques des adultes. Il serait difficile et impossible de trouver des  relations entre les poèmes d'enfants  simples et touchants dans leur sincérité, qui naissent comme le chant  d'une pure nécessité du progrès du  jeune organisme, avec l' œuvre des  classiques, romantiques, impressionnistes, surréalistes, etc., parce que tout  cela concerne les adultes. L'enfant  aura toujours son monde propre  différent du monde des grands.  
Une certaine ressemblance des poèmes  des enfants peut être aperçue avec  les chants folkloriques, parce que ce  genre d'art est, comme celui des  enfants, souvent réduit aux éléments  les plus simples.
Pourtant une ressemblance est évidente aussi bien dans la création des  adultes que dans l'expression poétique  de l'enfant, c'est le fait que cette  forme d'expression sert dans les deux  cas à une libération des tensions  psychiques et des émotions accumulées. Mais dans ce domaine on peut  encore observer une différence substantielle, parce que l'enfant se dégage  tout simplement du fardeau de ses  émotions trop lourd pour lui en  les exprimant, tandis que l'adulte  essaie de les analyser et d'en sortir  des conclusions d'un caractère réflectif.  
Un critique d'art, W. Lem affirme  que les critères qui décident de la  valeur d'un chef-d' œuvre sont les  suivants:
1) les éléments caractéristiques de la  personnalité de l'artiste,
2) les éléments caractéristiques de  l'époque,
3) les éléments éternels et universels  dans l'art.
Il y aura donc entre l’œuvre de  l'enfant et celle de l'adulte une différence essentielle. L'enfant exprime  sa façon de ressentir la réalité, on  ne peut pas non plus enlever à son  œuvre certaines qualités propres généralement et éternellement à l'art,  mais par contre l'enfant n'a pas les  attaches avec les éléments de l'époque.
Une chose est quand même hors de  doute, c'est que, tout comme les  poètes adultes, les enfants démontrent  dans leurs œuvres la valeur substantielle de la poésie, sans laquelle aucun  genre d'art ne peut exister: la sincérité, l'acte créatif et la densité  d'émotion.
Halina SEMENOWICZ;
Otwock (Pologne)

 

La loi (mathématique) des carnets de notes

Septembre 1972

La non non-directivité

Septembre 1972

Je crois qu'il est urgent de préciser  clairement nos positions au sujet de  l'attitude éducative du maître. Car des  idées se sont installées que l'on porte  souvent à notre crédit, alors qu'elles  ne nous appartiennent en aucune façon.

Je sais qu'il ne pouvait guère en être  autrement et que c'est dans la logique  des choses. Mais l'affaire prend un tel  tour qu'il nous faut absolument intervenir.
Car, brusquement, le monde s'est aperçu  que pendant des siècles, les éducateurs  avaient été directifs. Et on a soudain  basculé complètement : on est passé  de la directivité à son opposé: la non- directivité, avec autant d'exagération. Et  il s'est trouvé qu'en fait, au lieu d'offrir  la liberté, on a abandonné l'enfant  dans ses liens.  Mais, il est étrange de voir comment  ceci est difficile à percevoir.  Au niveau des jeunes en particulier  qui sont épris d'absolu et ne jugent  guère qu'en fonction du « tout ou rien ».  Leur étonnement est grand quand ils  s'aperçoivent que ce n'est pas si simple.  Que dans le domaine de l'éducation,  on ne sait pas tout, tout de suite. Et qu'il  faut acquérir de l'expérience.  Il faut dire que c'est beaucoup plus  exaltant, plus héroïque de « jouer la  liberté » sans concession, sans timidité,  sans crainte ni sans frayeur. « Nous,  nous n'avons pas peur d'aller jusqu'au  bout. »
En fait, une telle façon de voir pourrait  masquer, sous de grands airs avant- gardistes, une attitude de laisser faire,  de laisser aller, d'abandon, d'irresponsabilité, pour ne pas dire d'incompétence  et même parfois de fainéantise .
Je sais bien quel usage on pourrait faire  de ces propos. De toute façon il y a  toujours risque de récupération, de détournement. Mais pour la santé du  mouvement, ne faut-il pas que les choses  soient toujours dites.
Prenons l'exemple de l'art enfantin. Tant  de bons camarades et même très anciens,  très expérimentés et parfaitement à l'aise  dans des secteurs difficiles se rendent  parfaitement compte qu'ils ne « réussissent » pas dans ce domaine pourtant  fonda mental.  Ils ont pris, au pied de la lettre, la  parole de mai: « Il est interdit d'interdire ».  Et ils ne s' aperçoivent pas que leur  échec est dû à une mauvaise perception  des choses. Ils se sont dit, eux aussi :  « L'expression libre, c'est facile : on laisse  les enfants libres».  Eh ! bien, non. A mon avis, si on laisse  les enfants, on les abandonne, on ne  les laisse pas libres. Car, au départ,  les enfants ne sont pas libres, ils sont  conditionnés. Si on les laisse aller, on  les abandonne dans le courant de leurs  conditionnements. Si on veut les en  sortir, il faut agir, il faut prendre résolument la décision d'interrompre le cours  des choses. De ces choses qui ont toujou rs été imposées, subies. Et jamais  décidées.
Evidemment, c'est difficile à accepter, à  cause des mots « généreux » que nous  avons dans la tête et qui claquent comme  des drapeaux. - Et puis n'est-ce pas  prendre une terrible responsabilité? A-t - on le droit d'intervenir? Et la liberté?  Pour moi, la question est claire, j'ai  le devoir d'intervenir (D'ailleurs, la non- intervention est aussi un choix). Dans  la limite de mes possibilités, je ne veux  pas laisser les enfants, ou les jeunes  gens, ou même les adultes dans l'ignorance du monde de leurs libertés. J'essaie  de les y mettre. Après quoi, ils choisissent.
Je n'ai jamais pu accepter que pour  des raisons de timidité, pour des impressions superficielles et fausses, par  entêtement stupide et injustifié on puisse  refuser de mettre un pied dans des  terres qui sont peut-être merveilleuses.  Je refuse qu'on refuse avant d'avoir  goûté. C'est-à-dire en vraie connaissance  de cause.  Combien de fois n'avons-nous pas vu  des enfants et des adultes s'emparer  à bras le corps d'un langage ou d'une  technique qu'ils avaient commencé par  refuser. Si je ne les avais pas aidés à  faire les cinq premiers pas, ils n'auraient  jamais su. Cela peut-on l'accepter?  N'allez pas dire que je prétends savoir  pour eux ce qui leur convient. Je sais  seulement que cela leur convient peut- être. Je ne les contrains pas. Je me  contente seulement de les mettre en  situation de goûter vraiment à la chose.  S'ils y renoncent après y avoir vraiment  goûté, je n'insiste pas. C'est que cela  ne leur convient pas. Alors, à ce moment  seulement, je les « laisse» libres.
C'est là que l'on retrouve cette notion  si paradoxale de forçage de la liberté.  Mais avant que vous ne prononciez des  condamnations définitives, intéressons- nous aux résultats. Tenez, dans le couloir  à côté de la chambre où j'écris, il y a  une exposition. Et en particulier une  série de peintures dites libres. Ce n'est  pas horrible. C'est acceptable. On sent  une toute petite liberté d'expression.  Mais les arbres y sont marron, le ciel  bleu, l'herbe verte. Et les oiseaux ont  deux ailes parce qu'il faut qu'ils ressemblent à des oiseaux. Et les nids  des oiseaux sont bien blottis en rond,  comme il faut, à l'angle d'une branche  fourchue.
A quelques pas de là, des dessins libres  libres. Quelle différence! Ce qui frappe  instantanément c'est la variété des couleurs, des nuances, des formes, des sujets,  des techniques, des genres... On sent  que les enfants ont accédé à leur vraie  liberté. Tout est bien comme il leur faut.  Aussi quand les étudiants réagissent à  nos propos sur le desséchement de la  non-directivité, nous leur disons: Venez  voir.
Et ils sentent bien que si, au début,  on n'avait pas interdit la gomme, la  règle, la copie, le décalcage, les cowboys, les horribles Walt Disney, on  n'aurait pu faire lever cette marée de  créations. Et elles sont si diversifiées  que l'on sent bien que chaque enfant  a pu trouver librement son propre  chemin.
Alors, n'est-ce pas clair: il faut prendre  le second virage. On a dans un premier  temps nié l'extrémisme de la directivité. Il faut maintenant nier l'extrémisme de la non-directivité pour se  retrouver au lieu de la négation de la  négation, vers le centre. (Il ne s'agit  évidemment pas d'un juste milieu rigide  et définitif, mais d'un juste milieu qui  bouge parce que les circonstances changent continuellement.)
Eh! oui: elle reste toujours difficile  à prendre juste, la part du maître.  Elle n'est pas à situer au niveau du  maître, mais au niveau des enfants et  des groupes qu'ils constituent. Autrement, ce serait trop simple s'il suffisait  d' appliquer à tous le même traitement.  Alors que chaque enfant est le résultat  spécifique des avatars de son enfance.  
Tenez, je vais vous parler de Philippe  (8 ans).  C'est un garçon avec qui j'ai été sec  pendant une bonne moitié de l'année.  Comme je connaissais la famille, je  savais qu'il avait besoin, pour son développement, de s'appuyer sur des obstacles. Il ne m'en voulait pas, au contraire  même. Et comme il était intelligent,  il arriva parfaitement à comprendre que  je ne pouvais le laisser écraser les autres.  Puisqu'il fallait absolument qu'il domine, il ne pouvait s'en sortir que de  deux façons. Ou bien, il investissait  toute son énergie à rabaisser les autres  en les ridiculisant en toute occasion  (ce pourquoi, il avait déjà une habileté  extrême), ou bien, il essayait de monter  par lui-même. Ce qu'il réussit parfaitement à cause de son courage, de son  opiniâtreté, et aussi à cause de mon  aide... et de ma vigilance.
Si j'avais, sous prétexte de non-directivité,  laissé le groupe-classe à l'abandon, non  seulement j'aurais laissé pour toute chose  chacun dans le grabat de ses conditionnements, mais j'aurais permis aux  forts d' écraser sans pitié et négativement  les faibles. Il faut pouvoir consolider  les forts en leur permettant de se rassurer sur eux-mêmes. Mais il faut aussi  que les faibles puissent commencer à  se construire, petitement, miette à miette,  dans la tendresse extrême d'un environnement.
Voilà pourquoi je suis résolument pour  l'intervention, l'intervention multiforme  qui permet à chacun de se sentir autorisé  à lever la tête et à faire l'apprentissage  de la liberté qui lui fera trouver ses  propres chemins de compensation, de  réalisation et de sublimation.  
Evidemment, pour le maître c'est comme  la peinture à l'huile. C'est plus difficile  mais c'est bien plus beau que la peinture  à l'eau.

La vie du groupe-classe

Septembre 1972

Les parents face à l'éducation sexuelle

Septembre 1972

Frank  vient  d'avoir  une  petite  soeur, et nous l'annonce   fièrement :  " Ma petite  soeur  est  née.   Elle   était   dans le  ventre  de  maman".

Mon premier poème

Septembre 1972

Lundi 21 septembre, début d'après- midi. Nous écoutons un morceau de musique, la Sinfonietta de Janacek que mes anciens connaissent déjà. Tout de suite après, les enfants décident de chanter. Des chansons de toutes tailles et de toutes qualités. Voici maintenant Pascale (10 ans). Elle récite en s'y reprenant à plusieurs fois, en hésitant, une sorte de poème où revient, comme un refrain, « que je suis triste ». Silence dans la classe. Monique demande à Pascale: « Est-ce toi qui l'as inventé? » Réponse approbatrice de Pascale. Suis-je intervenu? Je ne m'en souviens pas.

Lundi 28 septembre. De nouveau, séance de chants. Mais Marie-Françoise lève la main: « Est-ce que Pascale peut revenir nous réciter son poème?» Bien sûr, pas d'opposition de ma part. Pascale, quant à elle, accepte. Cette fois-ci, elle lit sur un cahier son poème. Je ne le reconnais pas, il a changé de forme. Est-ce une deuxième rédaction? Ou Pascale, la première fois, n'improvisait-elle pas?
Je me pose la question: pourquoi Marie-Françoise a-t-elle demandé à Pascale de relire son poème? Ce premier poème inventé, dit avec simplicité, sans manière, sans fausse honte, aurait-il touché Marie-Françoise? Ces deux filles en auraient-elles parlé ensemble? Mais voici que Pascale enchaîne sur un autre poème. Et les enfants écoutent. Un silence approbateur suit. Je ne pense à rien, sauf qu'avec Pascale et son imagination débordante, trop vagabonde, sa richesse de jugement et sans doute de sensations, il fallait s'attendre à ça. Elle seule pouvait oser. Elle a osé: c'est à la fois bon et mauvais, comme tout ce que fait Pascale.
Mercredi 30 septembre. Discussion sur l'actualité, les trouvailles. Ce matin, ce n'est pas riche. Je propose d'envoyer à nos amis de Germond les travaux mathématiques que nous démarrons. Une équipe s'occupe de l'envoi, et, spontanément, ce matin - j'attendais ce moment depuis quelques jours - la classe éclate en plusieurs groupes. C'est bruyant, très bruyant même. Je décide d'être patient, d'autant plus que ce jour-là je ne peux pas parler fort: je suis enroué! Les CMl choisissent leur texte. Michel et Pascal sont à l'imprimerie, Marie- Pierre et Marie-Françoise au limographe ... etc. Je circule dans la classe.
Les petits comptent l'argent que nous devons partager entre notre coopérative et celle des petits. Voici Pascale qui écrit. Je regarde. Je croyais que c'était une lettre ou un texte. Non, c'est un poème. Je lis et corrige quelques erreurs orthographiques. Pascale n'est pas très sûre d'elle. Elle guette ma réaction. Je ne dis rien de spécial, bien qu'en moi, ça « bouillonne». Enfin, « mon» premier poème! Et un poème qui n'ait pas seulement l'apparence d'un poème avec des rimes bien sages, mais un poème qui possède un certain rythme, des images simples, mais relativement bien intégrées. Pas trop de mièvrerie, pas trop de poncifs (à part la chaumière). Je vais chercher une feuille de papier canson sur laquelle Pascale relève son poème. Je lui dis de l' afficher.
 
Elle était blonde
les yeux bleus comme l'eau
du ruisseau qui coule lentement
près de ma chaumière
Oui c'était ma fille
c'était la seule joie que j'avais:
vivre près d'elle
quand ses yeux bleus me fixaient
j'entendais une voix qui me disait
je suis heureuse près de toi.
PASCALE
 
Un peu plus tard, dans la matinée, Pascale lit son oeuvre. Les enfants la jugent intéressante. Dans la semaine, plusieurs filles ont senti le besoin de recopier ce poème sur leur classeur de français. Et de nouveau Pascale a écrit. Encore un poème. Je sens que deux ou trois filles sont presque prêtes à s'y mettre. Elles ne savent sans doute pas trop par quel bout il faut s'y prendre. Pourvu que Pascale continue! Elle a percé la brèche. D'autres la suivront-elles?
Prolongement: quinze jours plus tard, Pascale a affiné son tout premier poème: Elle continue d'écrire et même a tenté un essai en chant libre.
 
Ma vie est triste
Je vis isolé dans ma maison
Je voudrais connaître mieux les hommes
Mais en vain
Oui je le crois sincèrement
Je crois que je resterai toujours isolé
Je vis comme je peux
Passe passe la vie
Sans que je la voie
Oh que je suis malheureux
J' ai une vie désolante
Sans connaissance
Sans amitié
Que faire?
PASCALE
 
Mon opllllOn: plusieurs facteurs empêchaient l'éclosion d'une expression libre poétique dans ma classe. Tout d'abord une pudeur naturelle d'un milieu rural qui a tendance à se « civiliser » et donc, par là, s'éloigne de l'âpre beauté d'une terre rude à ses origines. D'autre part, le hiatus existant dans le passage de la classe de ma femme à la mienne. J'ai déjà constaté que les belles créations picturales des petits s'éteignaient tout de suite. De même cette expression spontanée si riche d'images surprenantes et de comparaisons bien dans la logique enfantine cesse presqu'immédiatement chez moi. Dans la classe des grands, on s'exprime surtout par écrit et lorsqu'on fait appel à l'expression orale, c'est pour la discussion. Bref, on devient « sérieux », à l'image des grands frères qui sont en 6e ou en 5e, ou à l'image ... des adultes. La sensibilité individuelle s'efface devant un effort de chacun à participer à une oeuvre coopérative, à discuter les décisions, à s'oublier soi-même pour se fondre dans le groupe classe.
Et puis, lorsqu'on ne maîtrise pas bien un outil (le langage écrit), il est difficile de créer... Enfin, les nouveaux arrivants dans la classe ont tendance à calquer leur comportement sur celui des grands. Bref, un cercle vicieux que mon propre tempérament - volontiers neutre, sinon froid - ne parvenait pas à briser.
Pourtant, depuis deux ou trois ans, un nouveau climat, dans ce domaine, s'est instauré. Ces enfants que la pudeur et le sentiment d'être des « grands » empêchent de se livrer,  ont, dans leur ensemble, goûté un certain nombre de sensations esthétiques. La musique est présente journellement dans ma classe. De tout genre, de tout style, de toute époque, pour autant que ma discothèque personnelle puisse répondre à ces caractéristiques. Certains enfants sont peu perméables à ces sensations musicales, sans doute sont-ils déjà déformés par le milieu socio-culturel? D'autres - et Pascale en fait partie - vibrent à certaines harmonies, à certains rythmes, à certaines structures musicales.
 Ces créations de musiciens font l'effet d'ondes de choc et émoussent peu à peu la gangue qui recouvrait le point sensible. La musique des sons a-t-elle fait surgir la musique des mots chez Pascale? Je le crois assez. Elle a réveillé le potentiel poétique que chaque enfant possède peu ou prou. Elle a lavé la pudeur de certains. On peut aimer Guillaume de Machaut ou Webern. Et aimer, c'est un peu se dévoiler. Et puisqu'il est « permis » de se dévoiler, pourquoi ne pas montrer, par un poème, par une chanson, sa richesse, ses rêves, sa vie ? ...

 

Nota bene

Septembre 1972

 

Prise de position de l'ICEM sur l'évolution de la radio et de la télévision

Septembre 1972