L'Educateur n°1 - année 1972-1973
A la suite d'une discussion sur la créativité
A propos de mobilier scolaire
A quoi servent les mathématiques modernes
Contrôle et inspection des maîtres
La créativité poétique de l'enfant et la poésie des adultes
L'opinion de certains auteurs est que la créativité poétique de l'enfant disparaît avec la première enfance. Pourtant il y en a un, Czukowski, qui dit qu'il avait compris plus tard, que sa critique des poésies enfantines au-dessus de cinq ans était injuste: « ... même si les vers des enfants plus âgés sont mauvais, sans couleurs, séparés du chant et du geste, ils représentent un degré plus élevé du développement de l'individu; jusqu'à l'âge de cinq ans l'enfant était en même temps chanteur, poète et danseur et maintenant l'art poétique devient pour lui une créativité indépendante, distincte parmi les autres formes de l'art. On ne peut donc pas s'attendre que ses poésies soient dès le début parfaites. »
L'auteur critique ensuite sévèrement la pédagogie, qui au lieu de cultiver l'esprit poétique de l'enfant et la culture du langage, tue chaque initiative de l'expression libre par son schématisme et son verbalisme.
Cette opinion de Czukowski contient beaucoup de vérité bien amère et les expériences des classes qui pratiquent le texte libre selon la pédagogie de Freinet sont une preuve qu'il peut en être autrement.
Herbert Read est d'avis qu'au fond la différence entre la poésie des enfants et celle des artistes adultes dépend du degré de maturité. Il est évident que l'homme mûr présente dans son œuvre plus de connaissances et d'expériences, mais cela n'est pas une question d'esthétique, et l'enfant peut exprimer les événements vécus d'une façon artistique à la mesure de son développement. D'après mes propres expériences, basées sur l'observation et l'analyse de plus de trois cents poésies d'enfants de quatre à quinze ans, je peux constater que toutes portent des signes de poésie aussi bien dans leur contenu, que dans leur forme. Mais avant tout, ces textes sont une expression de l'intuition poétique, des événements vécus par l'enfant et d'un état d'émotion caractéristique d'un artiste.
L'enfant ne possède pas la technique du métier d'écrivain, ne travaille pas longtemps pour modeler son œuvre, ne se plie pas aux règles des rimes, des rythmes et des assonances.
Il écrit ses poèmes par pure intuition, de même qu'il chante ou peint sa vision du monde, ses pensées et ses émotions. La critique et la correction de ses camarades et du maître pendant la toilette du texte lui permettent parfois de mieux exprimer ce qu'il voulait dire et il faut aussi se rendre compte d'un fait dont la plupart des maîtres n'est pas consciente, c'est que l'enfant, surtout dans ses premières années scolaires, a une grande difficulté dans la technique de l'écriture, ce qui limite beaucoup son expression libre écrite. La pensée de l'enfant marche beaucoup plus vite que sa plume et c'est justement pourquoi les poésies des petits auteurs sont moins riches que celles qu'ils dictaient à leur maîtresse à l'école maternelle. J'ai pu m'en rendre compte un jour, quand Joseph, un petit écolier de la première classe nous a présenté son texte. Le titre était « Petit drapeau», et en dessous on pouvait lire « Le chat avait bu son lait ». Après le compliment habituel pour son effort, la classe a demandé à Joseph s'il ne voudrait pas changer le titre de son œuvre en mettant par exemple « Le petit chat ». Alors le petit garçon nous avait répondu: « Mais vous ne comprenez rien. C'était comme ça:
« Dans le pot de fleur il y avait un petit drapeau.
Le petit chat qui passait a renversé le pot.
Il s'est cassé en petits morceaux.
Maman a puni le petit chat,
Et moi, je lui ai donné du lait.
Le petit chat avait bu son lait.»
Dans la version orale, ce petit récit était logiquement construit, mais avant que la petite main ait eu le temps d'écrire le titre long et assez; difficile « Le petit drapeau », la pensée de l'enfant était déjà au bout de l'histoire « Le chat avait bu son lait », et il était étonné que nous ne sachions pas ce qu'il avait dans la tête.
La comparaison de la poésie des enfants avec la poésie des artistes adultes démontre qu'il y a entre les deux des points communs et aussi des différences, mais toutes les deux ont un élément identique: elles sont le produit d'un acte de création. La poésie des enfants ne peut pas être la même que celle des adultes, mais dans les deux cas elle représente la personnalité humaine avec seulement un autre niveau de développement.
Je pense que de même que la poésie des adultes reflète dans un certain sens l'époque des auteurs et est liée avec les événements vécus dans le contexte des problèmes contemporains, de même les poèmes des enfants reflètent les événements vécus du jeune auteur dans le milieu immédiat qui l'entoure. Seulement, l'homme mûr étend sa pensée loin dans le passé et le futur, tandis que l'enfant vit exclusivement dans le présent et exprime des réflexions liées avec un moment de sa réalité, qu'il comprend en accord avec ses rêves dans les temps à venir, tout en profitant de ses expériences, connaissances et réflexions passées. De plus le poète adulte envisage d'une façon introspective chaque idée qu'il exprime dans son œuvre. Par contre l'enfant vit la réalité du moment présent et l'exprime dans ses poèmes. La vision du monde arrive en lui de l'extérieur et comme il manque d'expérience personnelle, l'enfant transforme le monde non sur la base de sa réflexion, mais par l'imagination et l'intuition. Il me semble qu'on ne peut faire aucun genre de comparaison entre l'expression poétique de l'enfant et les différentes écoles et mouvements poétiques des adultes. Il serait difficile et impossible de trouver des relations entre les poèmes d'enfants simples et touchants dans leur sincérité, qui naissent comme le chant d'une pure nécessité du progrès du jeune organisme, avec l' œuvre des classiques, romantiques, impressionnistes, surréalistes, etc., parce que tout cela concerne les adultes. L'enfant aura toujours son monde propre différent du monde des grands.
Une certaine ressemblance des poèmes des enfants peut être aperçue avec les chants folkloriques, parce que ce genre d'art est, comme celui des enfants, souvent réduit aux éléments les plus simples.
Pourtant une ressemblance est évidente aussi bien dans la création des adultes que dans l'expression poétique de l'enfant, c'est le fait que cette forme d'expression sert dans les deux cas à une libération des tensions psychiques et des émotions accumulées. Mais dans ce domaine on peut encore observer une différence substantielle, parce que l'enfant se dégage tout simplement du fardeau de ses émotions trop lourd pour lui en les exprimant, tandis que l'adulte essaie de les analyser et d'en sortir des conclusions d'un caractère réflectif.
Un critique d'art, W. Lem affirme que les critères qui décident de la valeur d'un chef-d' œuvre sont les suivants:
1) les éléments caractéristiques de la personnalité de l'artiste,
2) les éléments caractéristiques de l'époque,
3) les éléments éternels et universels dans l'art.
Il y aura donc entre l’œuvre de l'enfant et celle de l'adulte une différence essentielle. L'enfant exprime sa façon de ressentir la réalité, on ne peut pas non plus enlever à son œuvre certaines qualités propres généralement et éternellement à l'art, mais par contre l'enfant n'a pas les attaches avec les éléments de l'époque.
Une chose est quand même hors de doute, c'est que, tout comme les poètes adultes, les enfants démontrent dans leurs œuvres la valeur substantielle de la poésie, sans laquelle aucun genre d'art ne peut exister: la sincérité, l'acte créatif et la densité d'émotion.
Halina SEMENOWICZ;
Otwock (Pologne)
La loi (mathématique) des carnets de notes
La non non-directivité
Je crois qu'il est urgent de préciser clairement nos positions au sujet de l'attitude éducative du maître. Car des idées se sont installées que l'on porte souvent à notre crédit, alors qu'elles ne nous appartiennent en aucune façon.
Je sais qu'il ne pouvait guère en être autrement et que c'est dans la logique des choses. Mais l'affaire prend un tel tour qu'il nous faut absolument intervenir.
Car, brusquement, le monde s'est aperçu que pendant des siècles, les éducateurs avaient été directifs. Et on a soudain basculé complètement : on est passé de la directivité à son opposé: la non- directivité, avec autant d'exagération. Et il s'est trouvé qu'en fait, au lieu d'offrir la liberté, on a abandonné l'enfant dans ses liens. Mais, il est étrange de voir comment ceci est difficile à percevoir. Au niveau des jeunes en particulier qui sont épris d'absolu et ne jugent guère qu'en fonction du « tout ou rien ». Leur étonnement est grand quand ils s'aperçoivent que ce n'est pas si simple. Que dans le domaine de l'éducation, on ne sait pas tout, tout de suite. Et qu'il faut acquérir de l'expérience. Il faut dire que c'est beaucoup plus exaltant, plus héroïque de « jouer la liberté » sans concession, sans timidité, sans crainte ni sans frayeur. « Nous, nous n'avons pas peur d'aller jusqu'au bout. »
En fait, une telle façon de voir pourrait masquer, sous de grands airs avant- gardistes, une attitude de laisser faire, de laisser aller, d'abandon, d'irresponsabilité, pour ne pas dire d'incompétence et même parfois de fainéantise .
Je sais bien quel usage on pourrait faire de ces propos. De toute façon il y a toujours risque de récupération, de détournement. Mais pour la santé du mouvement, ne faut-il pas que les choses soient toujours dites.
Prenons l'exemple de l'art enfantin. Tant de bons camarades et même très anciens, très expérimentés et parfaitement à l'aise dans des secteurs difficiles se rendent parfaitement compte qu'ils ne « réussissent » pas dans ce domaine pourtant fonda mental. Ils ont pris, au pied de la lettre, la parole de mai: « Il est interdit d'interdire ». Et ils ne s' aperçoivent pas que leur échec est dû à une mauvaise perception des choses. Ils se sont dit, eux aussi : « L'expression libre, c'est facile : on laisse les enfants libres». Eh ! bien, non. A mon avis, si on laisse les enfants, on les abandonne, on ne les laisse pas libres. Car, au départ, les enfants ne sont pas libres, ils sont conditionnés. Si on les laisse aller, on les abandonne dans le courant de leurs conditionnements. Si on veut les en sortir, il faut agir, il faut prendre résolument la décision d'interrompre le cours des choses. De ces choses qui ont toujou rs été imposées, subies. Et jamais décidées.
Evidemment, c'est difficile à accepter, à cause des mots « généreux » que nous avons dans la tête et qui claquent comme des drapeaux. - Et puis n'est-ce pas prendre une terrible responsabilité? A-t - on le droit d'intervenir? Et la liberté? Pour moi, la question est claire, j'ai le devoir d'intervenir (D'ailleurs, la non- intervention est aussi un choix). Dans la limite de mes possibilités, je ne veux pas laisser les enfants, ou les jeunes gens, ou même les adultes dans l'ignorance du monde de leurs libertés. J'essaie de les y mettre. Après quoi, ils choisissent.
Je n'ai jamais pu accepter que pour des raisons de timidité, pour des impressions superficielles et fausses, par entêtement stupide et injustifié on puisse refuser de mettre un pied dans des terres qui sont peut-être merveilleuses. Je refuse qu'on refuse avant d'avoir goûté. C'est-à-dire en vraie connaissance de cause. Combien de fois n'avons-nous pas vu des enfants et des adultes s'emparer à bras le corps d'un langage ou d'une technique qu'ils avaient commencé par refuser. Si je ne les avais pas aidés à faire les cinq premiers pas, ils n'auraient jamais su. Cela peut-on l'accepter? N'allez pas dire que je prétends savoir pour eux ce qui leur convient. Je sais seulement que cela leur convient peut- être. Je ne les contrains pas. Je me contente seulement de les mettre en situation de goûter vraiment à la chose. S'ils y renoncent après y avoir vraiment goûté, je n'insiste pas. C'est que cela ne leur convient pas. Alors, à ce moment seulement, je les « laisse» libres.
C'est là que l'on retrouve cette notion si paradoxale de forçage de la liberté. Mais avant que vous ne prononciez des condamnations définitives, intéressons- nous aux résultats. Tenez, dans le couloir à côté de la chambre où j'écris, il y a une exposition. Et en particulier une série de peintures dites libres. Ce n'est pas horrible. C'est acceptable. On sent une toute petite liberté d'expression. Mais les arbres y sont marron, le ciel bleu, l'herbe verte. Et les oiseaux ont deux ailes parce qu'il faut qu'ils ressemblent à des oiseaux. Et les nids des oiseaux sont bien blottis en rond, comme il faut, à l'angle d'une branche fourchue.
A quelques pas de là, des dessins libres libres. Quelle différence! Ce qui frappe instantanément c'est la variété des couleurs, des nuances, des formes, des sujets, des techniques, des genres... On sent que les enfants ont accédé à leur vraie liberté. Tout est bien comme il leur faut. Aussi quand les étudiants réagissent à nos propos sur le desséchement de la non-directivité, nous leur disons: Venez voir.
Et ils sentent bien que si, au début, on n'avait pas interdit la gomme, la règle, la copie, le décalcage, les cowboys, les horribles Walt Disney, on n'aurait pu faire lever cette marée de créations. Et elles sont si diversifiées que l'on sent bien que chaque enfant a pu trouver librement son propre chemin.
Alors, n'est-ce pas clair: il faut prendre le second virage. On a dans un premier temps nié l'extrémisme de la directivité. Il faut maintenant nier l'extrémisme de la non-directivité pour se retrouver au lieu de la négation de la négation, vers le centre. (Il ne s'agit évidemment pas d'un juste milieu rigide et définitif, mais d'un juste milieu qui bouge parce que les circonstances changent continuellement.)
Eh! oui: elle reste toujours difficile à prendre juste, la part du maître. Elle n'est pas à situer au niveau du maître, mais au niveau des enfants et des groupes qu'ils constituent. Autrement, ce serait trop simple s'il suffisait d' appliquer à tous le même traitement. Alors que chaque enfant est le résultat spécifique des avatars de son enfance.
Tenez, je vais vous parler de Philippe (8 ans). C'est un garçon avec qui j'ai été sec pendant une bonne moitié de l'année. Comme je connaissais la famille, je savais qu'il avait besoin, pour son développement, de s'appuyer sur des obstacles. Il ne m'en voulait pas, au contraire même. Et comme il était intelligent, il arriva parfaitement à comprendre que je ne pouvais le laisser écraser les autres. Puisqu'il fallait absolument qu'il domine, il ne pouvait s'en sortir que de deux façons. Ou bien, il investissait toute son énergie à rabaisser les autres en les ridiculisant en toute occasion (ce pourquoi, il avait déjà une habileté extrême), ou bien, il essayait de monter par lui-même. Ce qu'il réussit parfaitement à cause de son courage, de son opiniâtreté, et aussi à cause de mon aide... et de ma vigilance.
Si j'avais, sous prétexte de non-directivité, laissé le groupe-classe à l'abandon, non seulement j'aurais laissé pour toute chose chacun dans le grabat de ses conditionnements, mais j'aurais permis aux forts d' écraser sans pitié et négativement les faibles. Il faut pouvoir consolider les forts en leur permettant de se rassurer sur eux-mêmes. Mais il faut aussi que les faibles puissent commencer à se construire, petitement, miette à miette, dans la tendresse extrême d'un environnement.
Voilà pourquoi je suis résolument pour l'intervention, l'intervention multiforme qui permet à chacun de se sentir autorisé à lever la tête et à faire l'apprentissage de la liberté qui lui fera trouver ses propres chemins de compensation, de réalisation et de sublimation.
Evidemment, pour le maître c'est comme la peinture à l'huile. C'est plus difficile mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau.
Les parents face à l'éducation sexuelle
Frank vient d'avoir une petite soeur, et nous l'annonce fièrement : " Ma petite soeur est née. Elle était dans le ventre de maman".
Mon premier poème
Lundi 21 septembre, début d'après- midi. Nous écoutons un morceau de musique, la Sinfonietta de Janacek que mes anciens connaissent déjà. Tout de suite après, les enfants décident de chanter. Des chansons de toutes tailles et de toutes qualités. Voici maintenant Pascale (10 ans). Elle récite en s'y reprenant à plusieurs fois, en hésitant, une sorte de poème où revient, comme un refrain, « que je suis triste ». Silence dans la classe. Monique demande à Pascale: « Est-ce toi qui l'as inventé? » Réponse approbatrice de Pascale. Suis-je intervenu? Je ne m'en souviens pas.
Lundi 28 septembre. De nouveau, séance de chants. Mais Marie-Françoise lève la main: « Est-ce que Pascale peut revenir nous réciter son poème?» Bien sûr, pas d'opposition de ma part. Pascale, quant à elle, accepte. Cette fois-ci, elle lit sur un cahier son poème. Je ne le reconnais pas, il a changé de forme. Est-ce une deuxième rédaction? Ou Pascale, la première fois, n'improvisait-elle pas?
Je me pose la question: pourquoi Marie-Françoise a-t-elle demandé à Pascale de relire son poème? Ce premier poème inventé, dit avec simplicité, sans manière, sans fausse honte, aurait-il touché Marie-Françoise? Ces deux filles en auraient-elles parlé ensemble? Mais voici que Pascale enchaîne sur un autre poème. Et les enfants écoutent. Un silence approbateur suit. Je ne pense à rien, sauf qu'avec Pascale et son imagination débordante, trop vagabonde, sa richesse de jugement et sans doute de sensations, il fallait s'attendre à ça. Elle seule pouvait oser. Elle a osé: c'est à la fois bon et mauvais, comme tout ce que fait Pascale.
Mercredi 30 septembre. Discussion sur l'actualité, les trouvailles. Ce matin, ce n'est pas riche. Je propose d'envoyer à nos amis de Germond les travaux mathématiques que nous démarrons. Une équipe s'occupe de l'envoi, et, spontanément, ce matin - j'attendais ce moment depuis quelques jours - la classe éclate en plusieurs groupes. C'est bruyant, très bruyant même. Je décide d'être patient, d'autant plus que ce jour-là je ne peux pas parler fort: je suis enroué! Les CMl choisissent leur texte. Michel et Pascal sont à l'imprimerie, Marie- Pierre et Marie-Françoise au limographe ... etc. Je circule dans la classe.
Les petits comptent l'argent que nous devons partager entre notre coopérative et celle des petits. Voici Pascale qui écrit. Je regarde. Je croyais que c'était une lettre ou un texte. Non, c'est un poème. Je lis et corrige quelques erreurs orthographiques. Pascale n'est pas très sûre d'elle. Elle guette ma réaction. Je ne dis rien de spécial, bien qu'en moi, ça « bouillonne». Enfin, « mon» premier poème! Et un poème qui n'ait pas seulement l'apparence d'un poème avec des rimes bien sages, mais un poème qui possède un certain rythme, des images simples, mais relativement bien intégrées. Pas trop de mièvrerie, pas trop de poncifs (à part la chaumière). Je vais chercher une feuille de papier canson sur laquelle Pascale relève son poème. Je lui dis de l' afficher.
Elle était blonde
les yeux bleus comme l'eau
du ruisseau qui coule lentement
près de ma chaumière
Oui c'était ma fille
c'était la seule joie que j'avais:
vivre près d'elle
quand ses yeux bleus me fixaient
j'entendais une voix qui me disait
je suis heureuse près de toi.
PASCALE
Un peu plus tard, dans la matinée, Pascale lit son oeuvre. Les enfants la jugent intéressante. Dans la semaine, plusieurs filles ont senti le besoin de recopier ce poème sur leur classeur de français. Et de nouveau Pascale a écrit. Encore un poème. Je sens que deux ou trois filles sont presque prêtes à s'y mettre. Elles ne savent sans doute pas trop par quel bout il faut s'y prendre. Pourvu que Pascale continue! Elle a percé la brèche. D'autres la suivront-elles?
Prolongement: quinze jours plus tard, Pascale a affiné son tout premier poème: Elle continue d'écrire et même a tenté un essai en chant libre.
Ma vie est triste
Je vis isolé dans ma maison
Je voudrais connaître mieux les hommes
Mais en vain
Oui je le crois sincèrement
Je crois que je resterai toujours isolé
Je vis comme je peux
Passe passe la vie
Sans que je la voie
Oh que je suis malheureux
J' ai une vie désolante
Sans connaissance
Sans amitié
Que faire?
PASCALE
Mon opllllOn: plusieurs facteurs empêchaient l'éclosion d'une expression libre poétique dans ma classe. Tout d'abord une pudeur naturelle d'un milieu rural qui a tendance à se « civiliser » et donc, par là, s'éloigne de l'âpre beauté d'une terre rude à ses origines. D'autre part, le hiatus existant dans le passage de la classe de ma femme à la mienne. J'ai déjà constaté que les belles créations picturales des petits s'éteignaient tout de suite. De même cette expression spontanée si riche d'images surprenantes et de comparaisons bien dans la logique enfantine cesse presqu'immédiatement chez moi. Dans la classe des grands, on s'exprime surtout par écrit et lorsqu'on fait appel à l'expression orale, c'est pour la discussion. Bref, on devient « sérieux », à l'image des grands frères qui sont en 6e ou en 5e, ou à l'image ... des adultes. La sensibilité individuelle s'efface devant un effort de chacun à participer à une oeuvre coopérative, à discuter les décisions, à s'oublier soi-même pour se fondre dans le groupe classe.
Et puis, lorsqu'on ne maîtrise pas bien un outil (le langage écrit), il est difficile de créer... Enfin, les nouveaux arrivants dans la classe ont tendance à calquer leur comportement sur celui des grands. Bref, un cercle vicieux que mon propre tempérament - volontiers neutre, sinon froid - ne parvenait pas à briser.
Pourtant, depuis deux ou trois ans, un nouveau climat, dans ce domaine, s'est instauré. Ces enfants que la pudeur et le sentiment d'être des « grands » empêchent de se livrer, ont, dans leur ensemble, goûté un certain nombre de sensations esthétiques. La musique est présente journellement dans ma classe. De tout genre, de tout style, de toute époque, pour autant que ma discothèque personnelle puisse répondre à ces caractéristiques. Certains enfants sont peu perméables à ces sensations musicales, sans doute sont-ils déjà déformés par le milieu socio-culturel? D'autres - et Pascale en fait partie - vibrent à certaines harmonies, à certains rythmes, à certaines structures musicales.
Ces créations de musiciens font l'effet d'ondes de choc et émoussent peu à peu la gangue qui recouvrait le point sensible. La musique des sons a-t-elle fait surgir la musique des mots chez Pascale? Je le crois assez. Elle a réveillé le potentiel poétique que chaque enfant possède peu ou prou. Elle a lavé la pudeur de certains. On peut aimer Guillaume de Machaut ou Webern. Et aimer, c'est un peu se dévoiler. Et puisqu'il est « permis » de se dévoiler, pourquoi ne pas montrer, par un poème, par une chanson, sa richesse, ses rêves, sa vie ? ...
Prise de position de l'ICEM sur l'évolution de la radio et de la télévision