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Cher Célestin …

 

Cher Célestin,

 

Il m’aura fallu du temps pour définir ce qu’est ta pédagogie. Peut-être aurais-je du me nourrir plus abondamment de tes écrits pour m’en faire une idée canonique. Cependant, il est frappant de constater que la Pédagogie Freinet (PF) se diffuse pour l’essentiel par la parole. C’est par ce qu’on m’en a dit, c’est par ce que j’en ai vu et qu’on m’a dit que c’en était que je me suis fait une idée de plus en plus précise de ce qu’est ta pédagogie. Bien sur, je n’ai pas oublié de te lire. Mais, singulièrement, c’est ce que je vis, ce que je vois, ce que je confronte d’expérience avec d’autres acteurs du mouvement Freinet, qui font sens. Et ta lecture confirme ce que je construis comme représentations. Car il est certainement plus question de représentation que de définition quand il s’agit de parler de PF. Une définition ça fixe, ça réduit, c’est de la mémoire morte, c’est chercher la réponse qui ne fait pas discussion, qui fait autorité, qui prétend balayer toutes les approximations, qui se charge d’une pleine suffisance pour pouvoir s’énoncer en toute tranquillité, une définition confortable. Or, bien souvent, c’est de l’extérieur que viendra la difficulté, quand un doute est émis, quand une discussion semble pointer des insuffisances ou une apparente contradiction. Ce risque existe bien quand on s’adresse exclusivement à des convaincus, à des débutants qui vont d’emblée se convaincre que leur incompréhension du discours entendu est le fait de leur inexpérience et non de la faiblesse de l’argumentation. Petit à petit, dans un tel contexte, on nourrit le sentiment que sa définition emporte l’adhésion par nature. On fait alors l’économie du questionnement philosophique. Mais quand un ignorant, un sceptique, un opposant nous interroge sur ces évidences en les poussant vers ce qui leur apparaît comme des limites, nous nous retrouvons rapidement en difficulté et, dans ce cas, par faiblesse, nous préférons nous rabattre sur un terrain idéologique où les postulats et les utopies indémontrables sont un rempart qui réduit la force de la démonstration à peu d’exemplarités et beaucoup de mots.

Au début, quand j’ai découvert ta pédagogie, je me suis fixé sur les outils, les techniques, en me méfiant du discours politique qui, quelquefois, accompagnait leur présentation. Ce qui me plaisait dans ta pédagogie c’était la liberté qu’elle permettait aux enfants de travailler selon leur capacité, leur rythme, c’était l’autonomie, c’étaient les bonnes intentions tel que la coopération, l’expression libre qui transparaissaient parfois plus dans le discours que dans les faits. Mais les intentions étaient bonnes.

C’est en cherchant une définition de plus en plus précise que j’ai glissé vers un discours plus politique. Me répéter ad libitum la question centrale : « Qu’est-ce que la pédagogie Freinet ? », c’était pour moi me demander : « Qu’est-ce que c’est ? », « À quoi ça sert ? » et « Pourquoi j’ai fait ce choix ? ». Alors, petit à petit, je me suis affranchi d’une définition par trop technique, trop marquée par les outils, réduisant ta pédagogie à une façon de faire alors qu’il s’agit avant tout d'une façon de penser le monde. C’est pourquoi, à ce stade de cette missive, je vais donc tenter une définition de ce qu’est ta pédagogie en reprenant à mon compte, à ton compte cher Célestin, la définition que fait Pierre Adot  de la philosophie pour la détourner de son sujet : « La philosophie est à la fois et indissolublement discours critique et un exercice de transformation de soi même. » (préface à la réédition de Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2014). Remplacer « la philosophie » par « la pédagogie Freinet » et voilà que s’énonce, à mon sens, une définition de ta pédagogie : « La pédagogie Freinet est un discours critique et un exercice de transformation de soi-même alimentée par l’expérience pédagogique de la classe, de l’école, de la vie, de sa vie. »

Une pédagogie Freinet réussie serait celle qui, non seulement permet aux enfants de faire l’expérience de la liberté, mais aussi transforme le regard de l’éducateur. La PF éduque autant l’éducateur que l’enfant et modifie son regard et ses représentations au fur et à mesure qu’augmente son expérience pédagogique du monde. La justice, la démocratie, le langage, la liberté, tout ce qui constitue le fondement même de la relation entre les êtres humains sont des sujets centraux en PF.

C’est pourquoi le mouvement Freinet est un mouvement d’éducation populaire. En ce sens, il conduit chaque éducateur à s’interroger sur le monde dans lequel il exerce son métier, à s’interroger sur ses actes en tant que citoyen-éducateur, à s’interroger sur sa place au sein de la société, de sa communauté, de l’institution scolaire, de son école, de sa classe. Apprendre à agir en connaissance de cause, tel pourrait être résumé le projet de la pédagogie Freinet.

 

Quelques uns d’entre nous s’inquiètent parfois, non sans raison, d’une sorte de dilution de ce qu’on peut parfois faire de ta pédagogie, de ce qu’on peut en dire et ils aimeraient, pour s’en préserver, qu’on tente l’exercice d’une définition canonique. Mais ta pédagogie n’est pas une pédagogie de gourou, ça n’est pas une pédagogie fixée une bonne fois pour toute dans le sens où ça n’est pas une méthode, la PF se méfiant de la normalisation. C’est pourquoi il n’est pas très grave que chacun, au sein du mouvement qui porte ton nom, dise un peu midi à sa porte sur ce qu’est la pédagogie Freinet. De plus, il est un constat que l’on peut faire à chaque fois qu’on pense s’écarter un peu trop du chemin, c’est ce qu’on appelle en sociologie, la régression à la moyenne : quand l’écart entre le seuil de référence et la réalité est trop grand, il y a un retour à une sorte de moyenne, c'est-à-dire au cadre de référence d’une façon autorégulée. J’ai toujours pu constater qu’au sein de notre mouvement, il y a suffisamment de monde pour s’autoriser à porter un regard critique sur quelques dérives passagères. Tiens, prends par exemple la liste de discussion et de diffusion de la PF en maternelle, liste ouverte à tous, militants ou non. Il y a toujours des veilleuses.eurs attentives à la nature des propos tenus. Rien n’y fait : tout ne se vaut pas et, si gentils sommes nous, nous n’acceptons pas de compromis au nom d’un œcuménisme pédagogique. La pédagogie Freinet se vérifie par le collectif. Si la pédagogie Freinet c’est la pédagogie que l’on fait, elle nécessite une confrontation permanente avec des expériences communes. Jean François Planchet, un vieux militant de notre groupe départemental disait que « Celui qui prétend faire de la pédagogie Freinet seul, loin des autres praticiens, se trompe assurément. »

C’est probablement pour ça que j’aime tant me retrouver parmi ces pédagos pacifistes mais combatifs, qui ne laissent rien passer même si quelque fois l’excès n’est pas exclu, quand ça n’est pas la mauvaise foi ! Mais au nom de quoi ? Non pas d’une idéologie mais bien de valeurs si bien vérifiées par l’expérience… une petite centaine d’années d’expérience, ça n’est pas rien.

Pour toutes ces raisons, cher Célestin, si je fais de la pédagogie Freinet, c’est à l’exclusion de toutes les autres. 

 

Coopérativement et amicalement

 

Aout 2016