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logo blog La vie s'observe dans les bordures

 

    Un jardin est un lieu clos, métaphore exemplaire de l’idée qu’on se fait du monde, de notre quartier, de notre école, de notre classe. Un lieu clos dans lequel se fixent, se développent nos représentations. Quand on pense à son jardin, en général on pense à ce qui occupe l’essentiel de l’espace, c’est en gros ce qui nous ressemble.

Et si au lieu de ça on s’intéresse à ce qui pousse le long des bordures, le long des clôtures, le long des murs d’enceinte ou d’habitat, on y observera qu’il s’y développe une vie grouillante et incontrôlable que l’on tente tant bien que mal de contenir ou d’éradiquer à coup de désherbant, de binette, d’arrachage et qui revient en force pour peu qu’on baisse la garde ou que notre attention se trouve fixée un temps par d’autres préoccupations.

C’est dans les bordures que croît la vie, qu’elle s’organise. Le hérisson se niche, se cache dans la haie, dans le buisson qu’on a laissé pousser, sous le tas de branches coupées qu’on a abandonné dans un coin. Les insectes s’installent dans ces herbes un peu hautes qu’on a oublié d’arracher, les araignées tissent de merveilleuses toiles entre les hautes herbes, entre les branches des haies qu’on n’a pas encore taillées, les petits rongeurs et les oiseaux y trouvent nourriture, sécurité…

Qu’y a-t-il tout autour ? Des espaces bien ordonnés, des carrés ensemencés soumis à notre plus grande attention où s’y inscrivent clairement nos intentions. C’est un espace recouvert de pelouse, de ciment, goudron, dalles ou d’autres choses. C’est un potager, c’est une allée le long de laquelle s’alignent arbres ou arbustes. C’est un jardin d’agrément plein de fleurs et de plantes décoratives. C’est une terrasse, … c’est de tout cela qu’il nous faudra garder la maîtrise pour ne pas se laisser envahir par … la vie.

Car au fond, nos jardins n’ont rien d’essentiel sinon nous procurer un certain plaisir d’action, de contrainte pour contenir tout ce qui ne fait pas « propre », tout ce qui dépasse.

Le jardin est une métaphore sensible de nos contradictions : « Dis-moi comment est ton jardin, je te dirai comment tu vois le monde, comment tu imagines le monde. »

Débroussailleuse, tondeuse thermique ou électrique, taille haies thermique ou électrique, motoculteur, divers intrants, alignement, désherbant chimique ou thermique, potager au cordeau, nettoyage systématique… on voit bien le désir qu’il y a de la pleine maîtrise de cet espace, fort révélateur d’une pensée normée, convenue.

Tondre souvent, ça fait plus propre.

Pourtant, à quoi bon tondre 600 m2 quand on a besoin de 150. À quoi bon installer une clôture quand une haie ferait l’affaire. A quoi bon retourner 500 m2 de potager quand il s’agit de faire intervenir tant d’outils à moteur pour y arriver à bout ?

Le jardin devrait être pour l’essentiel un lieu de contemplation.

Il nous faudrait y passer plus de temps à observer, à penser, qu’à y travailler même si sa fonction est alimentaire.

  

Dans nos classes, la vie se développe dans les bordures, c'est-à-dire là où l’on ne nous attend pas, là où la vie nous échappe, là où on n’a rien organisé.

Combien cette chose est déstabilisante pour un éducateur.

Nous avions si bien préparé notre enseignement, nous avions des intentions très ouvertes pour permettre à chacun d’y trouver un espace et un temps conforme à ses besoins. Or, il ne se passe rien de ce nous attendions, ou plutôt si : il se passe des choses là où nous ne l’avions pas souhaité, là où ne l’avions pas imaginé. Que faire de ça ? L’intérêt ne réside pas nécessairement dans le caractère profond ou non de l’évènement mais bien par sa simple présence. C’est un enfant qui se lève 3 fois pour aller se moucher et qui entraîne l’ensemble de la classe dans son action. C’est une mouche ou le reflet du soleil projeté sur un mur qui vient perturber l’attention collective difficilement gagnée. Ce sont les bâillements ou les bruits de bouches qui viennent démobiliser ce groupe dont on attendait l’adhésion. C’est notre projet détourné : c’est le coloriage qui devient découpage, le découpage qui devient collage …

C’est l’enfant qui dit « non » à notre sollicitation.

C’est l’enfant qui ne veut pas aller à l’école, c’est l’enfant qui ne répond à aucune de nos demandes*. C’est l’enfant qui … pesticide, fongicide, herbicide, tondeuse, taille haie, motoculteur etc … l’institution demande et notre esprit s’y conforme parce que l’école est un espace clos qui ressemble à … ce qu’on voudrait qu’il ressemble et non à ce qui y pousserait si on laissait faire un petit peu, si l’herbe des bordures y poussait en paix. Bien sur, le mur reçoit toutes sortes de graines portées par les vents qui vont donner des choses inattendues, des arbres quelquefois. Il ne s’agit pas qu’un arbre vienne détruire ou fragiliser notre demeure. Il faut l’arracher sans états d’âme. Mais il y a tant de vie qu’on peut laisser s’y développer sans remettre en cause l’essentiel.

Cependant, on entretient l’école comme si l’herbe folle allait renverser la maison, comme si, sans même en avoir fait l’expérience, le pire allait arriver si on laissait la vie s’installer. Alors, comme il faut bien justifier de ses actes pour rester debout, on construit un discours qui vient justifier l’action antibiotique (du grec anti : « contre », et bios : « la vie »). Et comme nos maîtres, nos parents, les amis de nos parents, nos camarades et bien d’autres en qui nous faisons entièrement confiance, tous ceux-là ont entretenu, nous ont nourris de cette pensée d’un nécessaire « jardin à la française », et comme la littérature, les média débordent de cette mythologie, nous ne voyons pas ce qui peut nous détourner de cette vérité.

Laisser faire nous semble tellement contre nature.

La première expérience en rupture vient souvent de ce qu’on laisse pousser par paresse le long des clôtures ce qui ne semblerait pas nous détourner de notre projet de jardin à la française. Et puis un jour on s’y penche et on s’aperçoit de tant de beauté due à tant de diversité ! Si notre sensibilité est prête à accueillir cette richesse, alors nous voilà prêt à révolutionner notre monde et notre vision du monde.

Toute la complexité de la vie s’installe sans que nous n’y soyons pour rien. Ou plutôt si : c’est parce que nous n’avons rien fait que les choses sont faites ainsi.

Ne rien faire pour un éducateur, est peut-être l’action la plus plausible.

A force de tondre sa pelouse, on ignore ce qui y pousse.

 

 * je ne fais volontairement pas allusion ici aux pseudos évènements qui surviennent quand un enfant apporte en classe un os de sèche, une carte de Madagascar, un instrument de musique, un ticket de cinéma… Ces évènements s’inscrivent si facilement dans le modèle ambiant qu’ils se trouvent immédiatement assimilés à une « vie » de classe. Dans ces exemples, l’inattendu n’est en fait qu’un attendu différé. Ce n’est pas la vie qui entre dans la classe, c’est un gibier que le chasseur attend.